Hiyam tuée, le village de son amant incendié :

la loi tribale est passée à Taibeh


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De loin, il est impossible de manquer Taibeh : pas moins de trois clochers émergent de ce village de 1 300 habitants, oasis de chrétienté en plein coeur de la Cisjordanie. Au centre du bourg, l'image est moins pastorale. Une carcasse de voiture brûlée souille le bas-côté de la route ; plusieurs maisons aux fenêtres éventrées, aux murs noircis par la suie et les flammes témoignent des incendies criminels qui, le 3 septembre, ont ravagé huit villas, jetant 67 personnes à la rue.

"Ma maison flambait et mon coeur brûlait" , raconte Fawaz Khouriyyé qui, les larmes aux yeux, arpente les décombres calcinés. Avec sa femme et leurs six enfants, ce chauffeur de camion a tout abandonné lorsqu'il a entendu la foule en colère se déverser dans les rues de Taibeh. Les membres de la famille Khouriyyé, l'une des plus importantes de la communauté orthodoxe du village, se doutaient bien que les cris de vengeance scandés par les dizaines de jeunes hommes de Deir Jrir, le village musulman voisin, leur étaient destinés.

Deux jours plus tôt, l'un des leurs, Mehdi Khouriyyé, avait été arrêté après avoir avoué une relation sexuelle hors mariage avec une jeune femme de Deir Jrir, Hiyam Ajaj, 32 ans. Enceinte de six mois, son sort avait été réglé, la veille, par ses frères. Empoisonnée, la "fautive" avait été enterrée à la hâte par sa famille. Mais, en l'absence d'un certificat de décès, les autorités palestiniennes ont douté du caractère naturel de cette mort et ont demandé l'exhumation du corps pour autopsie.

La révélation du scandale a exacerbé la colère des jeunes hommes de la tribu concernée et provoqué l'expédition punitive à Taibeh. "Au départ, la famille de Hiyam avait pourtant de bonnes intentions , commente sérieusement le vieux cheikh de Deir Jrir, Abed Shoujahéya : en enterrant la fille, elle pensait enterrer l'affaire."

Car, pour l'immense majorité des Palestiniens, la conduite des deux amants est impardonnable. La société palestinienne persiste à traiter les affaires de moeurs avec un conservatisme intransigeant, qui justifie les "crimes d'honneur". Et ces vendettas ne se limitent pas aux territoires palestiniens. En février, des émeutes ont enflammé les rues de Maghar, un village arabe israélien de Galilée. A l'origine de ces violences, une rumeur, infondée, laissait entendre qu'un jeune chrétien avait diffusé sur Internet des photos d'une jeune Druze dénudée.

CLIMAT D'IMPUNITÉ

Dans le cas de Mehdi et Hiyam, l'acte est d'autant plus grave que l'homme, chrétien et marié, aurait difficilement pu réparer sa faute par un mariage arrangé. "Lorsqu'ils se sont attaqués aux maisons, certains jeunes criaient "Allah Akbar !" et "Mort aux infidèles !", mais je reste convaincu que les racines du problème ne sont pas religieuses. Il s'agit là d'une affaire d'honneur" , insiste le Père Raed, le représentant du patriarcat latin à Taibeh, qui souligne les "bonnes relations" entre les deux villages. Le cheikh voisin n'y voit aussi qu'une "histoire de vengeance entre deux familles" . Les deux reconnaissent toutefois qu'ici comme ailleurs, les relations amoureuses interreligieuses assumées demeurent une exception.

Chacun, à Taibeh et à Deir Jrir, semble accepter le sort qui a été réservé à la jeune femme et seules quelques voix jugent ces pratiques "barbares" . "Le crime d'honneur fait partie de la mentalité orientale. Ce que la fille a fait là représente une trahison aux yeux de ses parents" , explique le Père Raed. "La famille ne pouvait pas faire moins" , jugent Ahmad et Imad, deux jeunes hommes de Deir Jrir. Sans être particulièrement religieux, ils comprennent "la colère et le besoin de vengeance" de la famille.

Ces événements ont aussi une nouvelle fois démontré le climat d'impunité qui prévaut dans les territoires palestiniens occupés. "Dès que j'ai su que les jeunes de Deir Jrir arrivaient, j'ai appelé le gouverneur , raconte le maire, Daoud Khouriyyé. Le temps que la police palestinienne obtienne des Israéliens l'autorisation d'intervenir ici en armes et en uniforme, trois heures s'étaient écoulées. A cinq minutes près, ils brûlaient aussi la brasserie familiale -qui produit la Taibeh, l'unique bière palestinienne-."

La police a fini par arrêter une dizaine de jeunes gens. Mais, là encore, les institutions palestiniennes n'ont pas pesé lourd face à la justice traditionnelle. Une hudna (trêve) de six mois a été signée entre les deux villages, après réunion de tous les notables des environs. Elle stipulait notamment que les personnes interpellées devaient être libérées, ce qui a été fait sur-le-champ.

Signe de l'archaïsme du droit tribal, l'accord admet surtout que Mehdi peut être tué par la famille de la jeune femme. Une clause que les chrétiens de Taibeh ont du mal à accepter. "Ce jugement est ridicule et injuste ! La femme était une adulte consentante ! Mehdi a même demandé des analyses ADN car il affirme ne pas être le père de l'enfant" , précise le maire, qui exige, lui, un "vrai procès". L'amant imprudent est pour l'heure en sécurité dans une prison de Ramallah. Les deux frères de la jeune femme, emprisonnés pour l'empoisonnement de leur soeur, devraient, eux, si l'on en croit de précédentes affaires de ce type, être rapidement libérés.

"Selon la loi tribale, les gens de Deir Jrir auraient même pu demander le déshonneur d'une fille de chez nous ou l'exil de toute la famille" , témoigne le Père Raed. Il se félicite qu'après les dégâts occasionnés par les incendies, la famille de Hiyam ait renoncé aux 100 000 dollars de compensation exigés à l'origine. "Cette loi est injuste mais elle est aussi très efficace, elle nous a permis de ramener le calme en deux jours, alors que des affaires de ce type empoisonnent la vie de certains villages pendant des mois" , poursuit le prêtre. "Tant qu'il n'y aura pas de système judiciaire fort, le droit tribal aura le dessus" , juge aussi le jeune Ahmed.

Quatre jours après ces incidents, les 34 enfants musulmans de Deir Jrir scolarisés dans l'école catholique de Taibeh ont repris les cours. Une voiture de police est postée à l'entrée du village.

Stéphanie Le Bars, Le Monde, 16 septembre 2005