Victimes de la violence

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S. a passé ses années d’enfance et une partie de son adolescence dans une fratrie de dix enfants, quatre frères et cinq sœurs. Tous ont vécu dans la crainte du père, dont la violence n’excluait aucun d’entre eux. Son père, chômeur suite à la fermeture israélienne de la Bande de Gaza, ne communiquait avec ses enfants que par des violences physiques et verbales.

S. dit que son père ne l’a pas seulement constamment battue, mais qu’il a aussi encouragé ses frères à le faire. Elle en est arrivé à les haïr tous dit-elle.

L’histoire de S. devient de plus en plus banale dans la société palestinienne. Les statistiques montrent que les exemples de violences domestiques ont triplé pendant les années de l’Intifada, et la plupart des experts s’accordent pour dire que ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. De plus, les statistiques montrent une corrélation entre l’augmentation de l’oppression pendant les années de l’Intifada et l’augmentation des violences domestiques ce qui amène la majorité des experts à conclure que si l’occupation n’est pas la seule cause de ces violences, elle en est une des raisons principales et qu’il a peut d’amélioration à attendre tant que continue l’occupation.

En grandissant, S. est devenue obsédée par le moyen de fuir ses bourreaux. Elle décrit son enfance comme un insupportable enfer et lorsqu’elle est entrée dans l’adolescence, elle considérait le mariage comme l’unique moyen pour échapper à cette réalité.

Aussi, elle fut plus d’heureuse lorsque pour la première fois un prétendant vint frapper à sa porte, elle voyait en lui un sauveur et un billet pour quitter la maison paternelle. Même si elle ne l’aimait pas et ne le connaissait même pas, elle accepta immédiatement sa proposition.

S. n’avait pas tout à fait 14 ans lorsqu’elle accepta de se marier et elle admet qu’elle ne connaissait alors que peu la vie. Après son mariage avec un garçon qui n’avait pas encore 17 ans, le seul changement dans sa vie fut un changement des mains qui la frappaient, passant de celles de son père à celles de son mari, qui, lui-aussi, l’insultait et la battait pour les raisons les plus insignifiantes.

S. subissait l’oppression en silence lorsque son mari, lui-même encore un enfant, la violentait, plutôt que de se plaindre auprès d’un père encore plus violent. Son mari tira encore plus de force de sa faiblesse, et la violence devenait de plus en plus dure à mesure que le temps passait.

Les violences n’étaient pas seulement le fait de son mari. La belle-mère de S. la battait et l’insultait aussi continuellement, l’accusant de « n’être pas comme les autres femmes ». Pour des raison physique ou psychologique, S. n’arrivait pas à être enceinte d’un enfant.

Les violences ont continué deux années pendant lesquelles S. ne pouvait qu’espérer que la situation s’améliorerait. Elle pensait alors que la situation serait encore pire si elle demandait le divorce et retournait au domicile de son père.

Mais la situation ne s’est pas améliorée et S. est finalement arrivée à un point de saturation et a demandé le divorce. Une fois divorcée, elle a trouvé refuge dans le programme de soutien et de réhabilitation des femmes du Programme pour la Santé Mentale de la Communauté de Gaza (GCMHP). Lorsqu’elle pris contact avec le centre, elle était suicidaire, souffrait de problèmes respiratoires et de tremblements chroniques des bras et des jambes.

S. a reçu un soutien moral et psychologique par le biais de ce programme. Elle fut sous anti-dépresseurs pendant plus d’un an et demi avant que son état ne s’améliore. Par le biais de ce programme, elle a commencé une formation pour devenir esthéticienne afin d’être capable de s’assumer elle-même dans l’avenir.

De nombreuses victimes de violences comme S. cherchent à s’en sortir et à trouver un refuge vers des travailleurs sociaux et des spécialistes, et comme elle, la plupart d’entre elles ne sont d’accord pour parler que si l’anonymat est garanti, selon Shaher Yaghi, spécialiste de la santé mentale au GCMHP et le travailleur social de S.

« Malheureusement, la violence domestique est devenue un phénomène qui se développe, spécialement à l’encontre des femmes et des enfants. Elle est vue comme un moyen de se défouler sa colère et ses frustrations causées par de nombreux facteurs comme le chômage, les privations ou l’absence de moyens pour répondre à des besoins » dit Yaghi.

Yaghi dit que l’oppression générale que subit le peuple et que les difficiles conditions de vie ressortent inévitablement d’une manière ou d’une autre. Beaucoup d’hommes trouvent dans la violence comme le moyen le plus simple pour exprimer leurs frustrations. Et beaucoup de ces gens s’expriment par la violence contre leurs femmes parce qu’ils sont incapables de communiquer avec elles. Cela signifie que l’absence d’un langage pour dialoguer avec l’autre conduit à s’exprimer par la violence plutôt qu’avec des mots.

La violence, explique ensuite Yaghi, ne se limite pas aux agressions corporelles, mais implique aussi les agressions verbales et psychologiques, la négligence et l’abandon.

« Les cas de violences domestiques ont presque triplé pendant l’Intifada » dit Falak Khayak, directrice de la Société pour la Défense de la Famille. Elle affirme que les cas de violences domestiques sont passées de 233 en 1999 à 641 en 2003 selon les statistiques du Centre. Actuellement, le Centre travaille pour publier de nouvelles statistiques concernant l’année 2004. Selon Khayak les cas de violences psychologiques ont augmenté de 223% et les cas de violences physiques de 157% en comparaison aux années qui ont précédé l’Intifada. Quant aux agressions sexuelles, elles ont augmenté de 38%.

Cette augmentation du taux de violences domestiques dans les familles palestiniennes doit être liée aux années d’escalade des agressions et violences israéliennes, dit Khayak. La détérioration des conditions économiques et politiques, couplée à l’augmentation des assassinats, incursions, démolitions et autres formes de violences ont contribué à créer chez les pères un sentiment général selon lequel ils ne sont plus capables de jouer leur rôle de protecteur de la famille. Ce sentiment d’incapacité génère souvent de la violence qui se tourne, généralement, contre les femmes et les enfants.

Khayat, cependant, maintient que ce n’est pas la seule raison de la violence domestique. Elle dit que les traditions et la culture de la société palestinienne en particulier et des sociétés du Moyen-Orient en général sont aussi des facteurs qui contribuent à cette violence. Dans ces sociétés, les femmes sont considérées comme des êtres faibles qui ne méritent pas la pitié et doivent dans le même temps rester sous le contrôle et la protection des hommes.

« La violence dans les territoires palestiniens, qu’elle se dirige contre les femmes ou contre les enfants, est devenu un phénomène alarmant qui nécessite d’être étudié sérieusement afin de faire baisser et même d’éliminer complètement ce phénomène de la société » dit Roula Schweiki, travailleuse sociale pour l’Association Palestinienne pour le Planning et la Protection Familiales (PFPPA).

Shweiki affirme que la violence quotidienne de l’occupation israélienne dans toutes ces formes a un grand impact sur l’état de la famille palestinienne. « L’humiliation et la violence que les gens subissent quotidiennement aux check-points, par exemple, vont cherché un moyen pour sortir de la personne qui en a été victime. Et bien souvent, cela se manifeste par de la violence exercée contre une personne qui se trouve sous son autorité. Un cercle vicieux est né ».

Shweiki explique également que bien que de nombreuses femmes qui prennent contact avec l’association, ce nombre de femmes est loin de celui de la réalité de la société. « Le danger, dit-elle, est une tendance dominante de la société, surtout pour les femmes et les enfants, d’espérer échapper à la violence en n’en parlant pas de peur qu’elle se reproduise. C’est particulièrement vrai pour les femmes qui croient que les agressions sont un secret du domicile et que si elles en parlent, elles donneront à leurs maris, pères ou frères une raison pour les battre à nouveau ».

D’autres qui osent en parler le font généralement de façon anonyme et par téléphone. Ce qu’elles veulent dans un premier temps c’est de parler avec quelqu’un de leurs problèmes. Cependant, ce n’est pas très utile pour les situations les plus sérieuses où les victimes sont extrêmement déprimées. Et cela n’aide pas non plus à mettre fin aux violences.

Le docteur Nader Saeed, directeur du Programme d’Etudes de l’Université de Birzeit, dit qu’il a conduit une enquête entre septembre et octobre derniers portant sur 1.500 interviews dans 75 localités de Cisjordanie et de la Bande de Gaza qui a eu des résultats choquants. Les femmes interrogées étaient des étudiantes, des femmes au foyer et des enseignantes.

« Les résultats étaient incroyables » affirme Saeed. Les violences physiques atteignent 42% dans les districts de Cisjordanie et 33% dans la Bande de Gaza.

Parce que les femmes sont considérées comme le sexe faible dans la société palestinienne et arabe, explique Saeed, elle est censée endurer la violence sans en parler ou en informer la famille ou la police. Dans bien des cas, elles n’osent même pas protester par crainte des conséquences. « Cette forme de violence a de nombreux effets négatifs sur les femmes, comme une baisse de l’estime de soi, un sentiment d’être sans importance, la dépression et le découragement dans l’avenir » indique Yaghi.

Enfin, la violence contre les femmes ne peut pas se comparer à la violence dont sont victimes les enfants, qui subissent toute sorte de violence de la part de leurs parents, professeurs et frères plus âgés, ajoute-t-elle.

Environ 50% des étudiants ont été touchés par la violence verbale dans leurs classes lors de l’année 2003-2004, tandis que 19% d’entre eux ont subit des insultes avec des connotations sexuelles par leurs professeurs ou surveillants. Environ 8% des étudiants ont été victimes d’agression sexuelle dans les locaux de l’école, que ce soit par des mots ou par des attouchements, dit Saeed en se basant sur son étude.

Selon Saeed la plupart des agressions dont sont victimes les enfants peuvent également être attribuées à l’occupation israélienne. Il dit que l’occupation est la trame générale de la violence, que ce soit à l’école ou à la maison. L’étude démontre que 44% des étudiants doivent traverser les check-points et que 20% y ont subis des coups et des insultes de la part des soldats. 18% ont vu un de leurs camarades de classe se faire tuer.

Selon Saeed la violence contre les élèves cause une myriade de problèmes nerveux dont des handicaps pour lire et étudier et de l’agitation. Et la frustration qu’elle crée peut amener des enfants à défouler leur colère contre des élèves plus faibles qu’eux.

Une enseignante qui refuse de donner son nom indique que même si les enseignants savent qu’ils seront sanctionnés par les fonctionnaires du ministère de l’éducation s’ils utilisent les châtiments corporels à l’encontre des élèves, mais qu’ils l’utilisent parfois « lorsqu’il le faut » contre un élève. L’enseignante dit aussi que certains éducateurs sont obligés d’utiliser les châtiments corporels face à des élèves qui ont un fond violent.

D’autres enseignants sont d’accord pour dire que les éducateurs ne sont généralement pas violents par nature et qu’ils préfèrent ne pas utiliser les châtiments corporels. S’ils doivent utiliser la force physique pour punir un élève, ils le justifient comme un moyen d’asseoir leur autorité dans la classe et comme un avertissement pour les autres élèves.

Saeed dit que la question de la violence est de la responsabilité de toute la société, dont le gouvernement, les ONG et les institutions de la société civile qui ne condamne pas les factions politiques qui utilisent la violence de façon interne ou comme moyen de résistance. Mais il insiste que la fin de ce phénomène doit commencer dans les écoles.

Shweiki croit que le seul moyen de faire sortir la société de cette crise est d’incorporer une culture de la non-violence. Elle est d’accord avec Saeed que cela doit commencer avec les instituteurs. La difficulté, cependant, pour chaque enseignant, c’est qu’avant d’être un éducateur, il est un Palestinien, et donc lui-même assujetti à la violence de l’occupation et aux traditions dépassées.

 

Ahmad Sub Laban, Palestine Report, 17 mars 2005