Les bouchers de Sabra et Chatila

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Du 16 au 19 septembre 1982, entre 900 et 3000 civils palestiniens étaient assassinés dans les camps libanais de Sabra et Chatila. Certains de leurs bourreaux témoignent dans «Massaker»: séance glaçante de spéléologie de l'âme humaine.

Si l'on a grandi avec la guerre civile au Liban en invitée chaque soir au JT à la table familiale, on ne peut pas arriver à Beyrouth comme n'importe où ailleurs. C'était il y a déjà plus de dix ans et la ville n'avait pas encore subi son grand lifting. On regarde de tous ses yeux et on ne voit rien : l'aéroport, le passage du Musée, la rue Hamra, l'hôtel Holliday Inn, le Saint-Georges, la colline d'Achrafieh, l'immeuble de l'Unesco et surtout Sabra et Chatila, l'innommable. On ouvre grands les yeux et on ne voit rien parce que les mots sont plus forts. Puis vient le temps des questions : et celui-ci, est-il chiite, sunnite, maronite, palestinien ? Comment le savoir, comment font-ils, eux, pour savoir sans demander ? Et celui-là, a-t-il tué, ou plutôt cet autre-là ? Non, c'est ridicule ! Mais statistiquement, on doit bien croiser au moins un tueur par jour, c'est sûr.

Les crimes font partie du décor, de la règle du jeu. C'est comme pour l'un des cinq assassins interviewés dans Massaker, le documentaire de Monika Borgmann, Lokman Slim et Hermann Theissen sur cinq hommes ayant participé au massacre des massacres de quinze ans de massacres (1975-1990). Sabra et Chatila donc. «Tuer le premier, ça te gêne un peu, le deuxième moins, le troisième moins encore, le quatrième tu commences à t'amuser. Tu en as déjà tué 4 ou 5, alors un de plus, ça ne te fait plus rien.»

Orgie sanguinaire. Jusqu'à présent, seules les victimes de cette épouvantable boucherie avaient témoigné mais personne n'avait encore entendu la parole des exécutants, les membres des Forces libanaises, la milice du jeune chef maronite Béchir Gemayel qui venait d'être assassiné dans un énorme attentat à la bombe Ñ probablement perpétré sur ordre syrien Ñ quelques jours à peine après avoir été élu président de la République. «Même le jour où ma mère mourra, je ne serai pas aussi triste», se souvient un milicien. A ces chiens de guerre, assoiffés de vengeance, on a jeté en pâture des civils palestiniens sans défense depuis le départ quelques jours auparavant des combattants de Yasser Arafat forcés de quitter la ville tombée aux mains des Israéliens alliés en la circonstance aux FL. Ce ne fut plus la guerre mais une orgie sanguinaire. Les ordres étaient simples : «Tout ce qui respirait dans cet endroit devait être tué. Tous sans exception, personne ne doit s'en sortir». Aujourd'hui encore, on ne sait pas exactement combien de personnes sont mortes à Sabra et Chatila du 16 au 19 septembre 1982 : entre 900 et 3 000.

Pas en historiens. Tous les témoignages confirment ce que l'on savait. Un homme en particulier a donné l'ordre : Elie Hobeika, devenu par la suite ministre ­ notamment des Déplacés (sic), des Affaires sociales (re-sic) puis de l'Electricité, si bien que les réfugiés palestiniens du Liban ont mis un point d'honneur à ne pas payer leurs factures ­ dans plusieurs gouvernements prosyriens de l'après-guerre et assassiné dans un attentat à la bombe le 24 janvier 2002. Il a été sinon manipulé, du moins encouragé par l'armée israélienne, qui avait formé certains de ses hommes, et a, pendant la tuerie, fermé les yeux, allant jusqu'à faciliter le passage des tueurs, éclairer les camps la nuit et envoyer des bulldozers en renfort pour détruire les bicoques palestiniennes.

Mais les auteurs de Massaker n'ont pas cherché à faire oeuvre d'historiens. Il s'agit plutôt ici de spéléologie. Jusqu'où peut-on descendre pour sonder les tréfonds de l'âme humaine ? Que se passe-t-il dans la tête d'un homme qui a tué de sang -froid, et parfois même avec jouissance, des femmes, des hommes, des enfants, des bébés, des vieillards sans défense ? Si la parole des victimes est indispensable à eux-mêmes comme au monde, celle des bourreaux est plus difficile à entendre. Comment s'identifier ? Un seul d'entre eux esquisse des remords : «Evoquer ces souvenirs, c'est à la fois être jugé et purger sa peine», explique-t-il. Mais la plupart sont fiers, ou se voient au moins comme des victimes. Aucun ne se sent coupable : de toute façon, une loi d'amnistie, en 1991, a prétendument tourné la page de la «guerre civile».

«Un mur, ça ne crie pas». Souvent, Massaker atteint les limites du supportable. Lorsque l'un des tueurs raconte la scène où l'un de ses camarades, boucher dans le civil, égorge les victimes les unes après les autres au bord d'une fosse commune. Et cet autre qui détaille comment il a lacéré une de ses victimes au couteau pour qu'elle ait le temps de se voir mourir. Le même raconte le viol d'une jeune fille, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. Et encore ce commandant qui voulait que ses hommes «voient du sang couler pour de vrai», qu'ils «s'exercent sur des êtres vivants, pas des murs ou des rochers comme à l'entraînement. Un mur, ça ne crie pas, ça ne meurt pas». Avec une précision quasi militaire, ils dressent des croquis des lieux, précisent le nombre de balles tirées.

Comme les paroles des survivants, celles des bourreaux se font écho : on croit entendre les tortionnaires khmers rouges de S 21 de Rithy Panh ou les génocidaires rwandais interviewés par Jean Hatzfeld lorsqu'ils évoquent la force entraînante du groupe, le poison de la camaraderie entre combattants qui leur interdit de ne pas participer à une monstruosité qu'ils n'auraient jamais envisagée tous seuls.

Fallait-il tourner Massaker ? Evidemment oui. Faut-il le voir ? Ça dépend de ce que l'on y cherche et de ce que l'on est capable de supporter de sa propre inhumanité.

Libération, 22 février 2006