Les Palestiniennes face aux mouvements islamistes

Par Islah Jad  /  2 décembre 2004

 

Parmi les changements importants qu’a connus la société palestinienne à la suite de I’intifada, il faut prendre en compte la montée en puissance de I’islamisme politique qui a développé sa conception de la Cité en s’appuyant sur ses interprétations religieuses mais aussi sur des traditions sociales locales et sur certaines références culturelles concernant, en particulier, les femmes.

Le recours aux traditions culturelles liées à la religion largement répandues au sein de la société est une stratégie utilisée par les mouvements islamistes des années 80 qui diffère de la vision des hommes de religion de la nahdha au début du siècle. On se contentera ici de donner un exemple pulsé dans la révolte palestinienne de 1936 : à l’époque, ce mouvement de protestation prit rapidement de l’essor grâce à l’action déterminée du cheikh Ezzeddine EI-Qassem qui sut lui donner une très forte impulsion jusqu’à son assassinat. Or le cheikh Ezzeddine EI-Qassem avait une conception de la lutte populaire très différente de celle des autres chefs politiques de l’époque, avec à leur tête Haj Amine Husseini. Dès le début, en effet, il chercha à mobiliser les paysans et les pauvres, c’est-à-dire les couches sociales les plus touchées par la politique du Mandat britannique qui, en encourageant l’immigration juive et la vente des terres, les condamnait au déracinement et à l’exil. Comme dans cette même perspective de résistance généralisée il ne voulait pas ignorer les femmes, il n’est pas surprenant qu’il se soit, dès le début de son engagement, adressé à elles et, en particulier, aux jeunes filles notamment dans les cours de politique et de religion qu’il donnait à Hafa lorsqu’il militait en faveur d’un soulèvement contre les Anglais. C’est ainsi qu’il a non seulement organisé des cercles d’alphabétisation à l’intention des femmes mais qu’il a aussi créé des groupes d’action féminins, "Les camarades de Qassem", qui recevaient une instruction militaire.

Cette vision d’une mobilisation de toutes les composantes de la société pour la résistance n’existe pas aujourd’hui dans les mouvements islamistes de création récente qui n’ont retenu de Qassem que le nom pour désigner leurs unités militaires ("Les phalanges de Qassem") tout en ignorant l’essentiel de sa méthode fondée sur l’encadrement de i’ensemble de la population, hommes et femmes.

 

L’intifada et la montée en puissance de l’islamisme politique

C’est seulement en 1988  bien après sa création  que le mouvement islamiste Hamas s’est vraiment révélé comme un courant politique à part entière doté d’une légitimité spécifique à côté des autres forces, plus anciennes, regroupées au sein de I’OLP. Cette légitimité, qu’il doit à sa lutte contre l’occupation et à son rôle pendant l’intifada, s’est nourrie par ailleurs de valeurs liées à la "pureté nationale", à l’honneur, à la sauvegarde du patrimoine et aux traditions nationales autant de références fondamentales qui empêchaient les partis laïques d’entrer en conflit avec lui. Quant au rôles des femmes, la position officielle du Hamas est apparue pour la première fois dans l’article 17 du Pacte du mouvement :"En matière de résistance, le rôle de la femme musulmane équivaut à celui de l’homme, car c’est elle qui donne naissance aux hommes et son rôle est fondamental dans l’éducation des générations". Malgré cette formulation apparemment positive, dès la fin de l’année 1989, le mouvement islamiste a mené des campagnes contre les femmes qui s’habillaient à l’occidentale et qui n’observaient pas le port de l’"habit islamique". Il leur fut demandé de témoigner leur respect de la mémoire des martyrs de l’intifada en s’habillant de façon discrète, en se couvrant la tête et en évitant de se parer. Le hijab devint ainsi progressivement une forme d’engagement et de soutien à l’intifada... Cela a concerné toutes les femmes y compris celles qui avaient pris une part active dans la révolte. Ces campagnes successives ont fini par imposer le port du hijab à toutes les femmes de Gaza y compris aux chrétiennes car les pressions étaient très fortes : des graffitis menaçaient de jets de pierres celles qui ne se conformaient pas à l’uniforme islamique ou qui ne se couvraient pas la tête et, au cours des prédications dans les mosquées, des appels étaient lancés aux parents pour qu’ils veillent à ce que ces règles soient respectées par les femmes de leur cercle familial. Même des groupes appartenant à certains mouvements politiques tels que le Fatah ont participé à cette campagne parce qu’ils considéraient qu’elle s’inscrivait pleinement dans la lutte nationale. I1 ne faut donc pas s’étonner alors que des hommes de gauche ou simplement des non-pratiquants aient commencé à exiger de leur femme qu’elle porte le voile afin d’éviter les problèmes.

Avec le renforcement de la répression israélienne, la participation populaire aux actions de rébellion a diminué laissant surtout l’initiative à des groupuscules militaires souvent liés à des mouvements politiques. C’étaient les prémisses de la "militarisation" de l’intifada qui s’est accompagnée d’une exacerbation de la violence au sein de la société palestinienne, exacerbation perceptible dans les punitions infligées à ceux qui étaient accusés de trahison, de collaboration avec l’ennemi ou de comportement immoral. Les femmes n’ont pas été épargnées par cette violence puisqu’un certain nombre d’entre elles ont été accusées de prostitution ou d’avoir eu des relations sexuelles extra-conjugales ou encore de porter atteinte à l’honneur de la famille. Les sanctions ont été terribles : 107 femmes, dont 81 originaires de Gaza, ont été tuées entre 1988 et 1993.

Bien que l’aile militaire du Hamas n’ait pas été le principal commanditaire de ces liquidations qui étaient d’abord le fait de cellules proches du Fatah ou, parfois, liés au Front populaire (FPLP), il n’en demeure pas moins que le climat de terreur qui a gagné la population a bénéficié au Hamas qui pouvait facilement trouver dans ce contexte de nouveaux arguments pour affirmer la pertinence de ses positions conservatrices : pour régler tous ces problèmes en amont, il suffisait, selon le Hamas, d’interdire la mixité sous toutes ses formes, de verrouiller la liberté d’action des femmes en général et d’imposer le hijab. Cette situation a beaucoup pesé sur la participation de la population aux activités politiques, particulièrement à Gaza, où nombreux furent ceux et celles qui, dans de telles conditions, ont préféré s’ abstenir de toute activité militante.

La première réaction à ces campagnes à été le fait de cadres politiques féminins qui y ont vu une menace sur la participation des femmes à la lutte nationale, d’autant que de nombreuses militantes de Gaza en avaient été les victimes. Elles ont alors exercé des pressions au sein de leurs partis pour montrer que ce phénomène de discrimination n’était pas seulement lié à des cas individuels, comme on voulait le faire croire, mais qu’il menaçait les femmes et la société dans son ensemble. Grâce à leur action qui a confirmé l’importance des femmes au sein des groupements politiques, les partis ont pris conscience de la gravité du problème qui pouvait aussi porter préjudice à leur propre existence en tant que forces politiques.

La question du voile a permis de mesurer l’importance de la montée de I’islamisme politique et de son influence sur la population comme il a servi de révélateur au silence des forces nationalistes sur cette question cruciale. Elle a aussi favorisé la prise de conscience de l’existence d’un véritable mouvement féministe capable d’exprimer ses propres revendications. La réaction des cadres politiques féminins, qui avait commencé à porter ses fruits auprès de l’opinion publique et au sein des partis politiques, a même touché le courant islamiste.

C’est ainsi qu’on a pu lire dans certains articles de presse des déclarations de personnes proches de ce courant, estimant qu’il ne fallait pas cantonner la femme au foyer et qu’elle avait droit à l’instruction, au travail et à l’action politique. Ces déclarations peuvent indiquer une certaine évolution des islamistes vis-à-vis des femmes, surtout après le retour dans les territoires palestiniens des cadres politiques du mouvement islamiste qui avaient été bannis par les autorités israéliennes en décembre 1992 et exilés à Marj Ezzouhour au Sud-Liban. Le rôle joué par leurs épouses et par les Soeurs musulmanes pour défendre leur cause dans les médias, de manière quasi-permanente tout au long de leur absence, ne pouvait être méconnu.

Cette évolution fut également perceptible en ce qui concerne le droit de la femme à l’héritage. Selon une tradition largement répandue dans les régions rurales palestiniennes comme dans les milieux populaires, les femmes n’héritent pas, le fait, pour une femme, de réclamer sa part de l’héritage est même considéré comme quelque chose de honteux et de provocateur. Or, on a pu constater cependant que certains cheikhs, proches du courant islamiste, abordaient, dans les cours de théologie du vendredi, la question de l’héritage avec une nouvelle approche en incitant les croyants à respecter le droit des femmes à l’héritage conformément au texte coranique qui énonce clairement que "la femme a droit à une demi-part et l’homme à une part". Cette reconnaissance du droit des femmes à l’héritage a ses limites puisqu’elle s’est accompagnée d’une campagne de dénigrement contre les organisations féministes qui étaient les premières à revendiquer ce droit en vue de leur enlever toute légitimité auprès des milieux populaires défavorisés. Elles furent qualifiées "d’organisations minoritaires occidentalisées qui ne cherchent qu’à imiter les femmes occidentales, en particulier lorsqu’il s’agit de revendiquer l’égalité entre les sexes, la liberté de mouvement ou encore l’aptitude de la femme à prendre les décisions qui la concernent directement, notamment en matière de mariage et de divorce."

 

Face aux tentatives de réforme du statut de la femme

Depuis l’installation de l’Autorité palestinienne sur le territoire national, le mouvement féministe palestinien a prêté une attention toute particulière à la structuration de cette Autorité, la première, après de nombreuses années passées sous occupation et clans une situation économique et sociale très difficile, à pouvoir enfin faire des choix politiques adaptés aux besoins du peuple palestinien et donc à promulguer une nouvelle législation pour remplacer les lois militaires israéliennes ou jordaniennes en Cisjordanie et égyptiennes à Gaza. Bien plus tôt que d’autres mouvements sociaux, comme ceux des ouvriers ou des étudiants par exemple, le mouvement féministe a pris conscience de l’importance de tes enjeux. Il procéda alors à un bilan critique de l’ensemble du droit en vigueur afin de repérer toutes les lois discriminatoires à l’égard des femmes que ce soit en matière de travail, de nationalité, de droits sociaux et, bien entendu, de statut personnel.

Dès la publication de l’avant-projet de ce statut préparé par l’Autorité nationale palestinienne, la Commission des Affaires de la femme composée des principaux cadres politiques féminins ainsi que des représentantes de certaines organisations féminines a invité les militantes féministes palestiniennes à en débattre avec le président du Comité de rédaction. Puis, dans un deuxième temps, la Commission a élaboré un document et un communiqué (en août 1994) qui énonçaient un certain nombre de principes devant faire partie intégrante de la nouvelle législation palestinienne concernant les femmes. Par la suite, l’organisation El Haq a procédé à un travail de fond se fixant pour objectif "l’égalité des sexes, en considérant le droit comme un moyen pour l’atteindre". Le principe conducteur de ce travail fut de considérer "la législation comme un outil pour l’émancipation de la femme et non un moyen de discrimination à son égard" : Ces actions, et quelques autres, conduisirent à la réunion d’un "parlement fictif" qui discuta l’ensemble de la législation en prenant en compte les positions de femmes de diverses obédiences pour aboutir à des recommandations qui furent présentées au Conseil législatif palestinien afin de l’éclairer dans l’examen des lois dont les femmes avaient revendiqué la révision. Cet effort fut soutenu par un ouvrage de l’avocate Asma Khader La loi et l’avenir de la femme palestinienne, allant dans le même sens que les recommandations.

Les forces islamistes réagirent en attaquant ces propositions et en incitant la population à s’y opposer. Ils dénaturèrent le contenu du livre de Asma Khader et déformèrent les recommandations du "parlement fictif". Toutes les tribunes religieuses (mosquées, institutions islamiques et même le ministère des Legs religieux "waqfs") furent utilisées pour mener campagne contre les tentatives de réforme de la législation (touchant, en particulier, au statut personnel) en partant du principe qu’il y a là outrage aux préceptes religieux et empiétement sur le champ réservé des jurisconsultes seuls habilités à interpréter la loi, et qu’il n’appartient pas à la population, et encore moins aux femmes, de discuter de telles affaires.

Cette campagne de dénigrement menée par les islamistes réussit à susciter l’hostilité de l’opinion publique à l’égard de nombreuses organisations féminines et, de manière générale, à l’égard du mouvement féministe. Les militantes féministes furent considérées comme des femmes "occidentalisées, soutenues par des organisations occidentales dans le but de détruire la nation islamique basée sur la cellule familiale, par l’incitation à la débauche et à la révolte contre les épotoc et par l’humiliation des hommes." A l’évidence, les organisation islamistes actuelles ne joueront pas ce rôle de réformateur éclairé qui fut celui des personnalités religieuses nationalistes du début du siècle. Ces dernières avaient compris que la libération des pays arabes et de la nation musulmane passait par l’émancipation des femmes, leur instruction, la reconnaissance de leurs droits en tant que citoyenne à part entière capables de contribuer au développement de leur pays.

Le succès de la campagne de dénigrement menée par les islamistes a montré qu’il est prématuré de faire participer toutes les catégories de femmes palestiniennes au débat sur l’ensemble des questions juridiques liées à leur statut. Ce sont, en effet, les plus défavorisées (du point de vue économique comme du point de vue éducatif) qui ont été les plus réceptives aux arguments islamistes. Quant aux hommes, ils ont été très sensibles à cette campagne, qu’ils soient instruits ou non, qu’ils appartiennent aux couches pauvres ou aux couches nanties, qu’ils vivent en milieu rural ou en milieu urbain.

Le mouvement féministe est donc aujourd’hui contraint de revoir sa stratégie de réformes, en oeuvrant d’abord à gagner l’adhésion des hommes à sa cause et en axant ses efforts sur l’instruction des femmes, notamment dans les milieux défavorisés.

 

Isalh Jad est universitaire à Bir-Zeit (Palestine).