Intifada : huis-clos pour les femmes
Le Monde, 9 septembre 2004


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Après quatre années d'Intifada, de plus en plus de jeunes Palestiniennes sont victimes de violences sexuelles au sein de leurs propres familles. Des travailleurs sociaux tentent de leur venir en aide. Le petit Bachar ne connaîtra jamais sa mère. Elle a été assassinée à l'âge de dix-huit ans, quand il avait tout juste six mois. L'enfant, né à Bethléem, n'a pas été recueilli par sa famille maternelle, des musulmans de Ramallah.

A leurs yeux, Bachar, fruit d'un viol incestueux, n'existe pas. Sa mère, abusée pendant plus d'un an par deux de ses frères, avait tenté de rompre les liens avec ce milieu familial hostile. Non sans courage, elle était venue, seule, accoucher dans un hôpital de Bethléem. Puis, en dépit de l'aide qu'elle avait pu y trouver, elle avait fini par céder aux promesses rassurantes des siens. Ils voulaient qu'elle rentre à la maison ; elle y est rentrée. Mais ses frères l'ont finalement étranglée pour "laver" la honte de cette naissance hors mariage. Ils n'ont pas été poursuivis par la justice.

Même si de tels "crimes d'honneur" sont moins fréquents dans les territoires palestiniens que dans les pays arabes voisins, comme la Jordanie, les violences de toutes sortes qui secouent la société palestinienne et ses 3,5 millions de personnes, ont des répercussions flagrantes sur les femmes et les enfants. Victimes au quotidien de l'occupation israélienne, peu protégés par les structures officielles - elles-mêmes mises à mal par quatre années d'Intifada -, ils subissent le durcissement des rapports sociaux et familiaux dans un contexte d'impunité quasi totale, due à la situation politique.

Comme la jeune maman de Bachar, Reem Al-Riyachi a payé de sa vie cette inquiétante évolution. Le 14 janvier, lorsqu'elle s'est approchée du barrage d'Erez, à la sortie de la bande de Gaza, les militaires israéliens ne se sont guère méfiés de cette mère de famille de 22 ans. Arrivée à leur hauteur, elle a pourtant actionné la ceinture d'explosifs dissimulée sous ses vêtements, provoquant ainsi la mort de quatre soldats.

Bien qu'elle ait été proche du Mouvement de résistance islamique (Hamas), cette kamikaze ne correspondait pas au profil habituel du candidat au suicide. Son acte a d'ailleurs suscité une certaine perplexité dans l'opinion publique locale. Impossible à vérifier, une rumeur s'est propagée : Reem aurait "fauté"; et son entourage l'aurait persuadée de mourir en martyr afin de restaurer son honneur. L'armée israélienne, de son côté, affirmait récemment avoir arrêté deux kamikazes envoyées à la mort par leurs proches pour des raisons similaires.

"Officiellement, trente-six jeunes femmes ont été tuées dans le cadre de crimes d'honneur, ces dix-huit derniers mois en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Mais on peut penser qu'en réalité il y en a eu trois fois plus", assure Eskandar Andon, assistant social à l'hôpital de la Sainte-Famille à Bethléem. "Sur les cas avérés, poursuit-il, moins d'une dizaine étaient des prostituées. Les autres ont été tuées alors qu'elles avaient perdu leur virginité ou qu'elles s'étaient retrouvé enceintes à la suite d'incestes."

S'il est difficile de chiffrer le phénomène, travailleurs sociaux, psychologues ou responsables des ministères concernés s'accordent à juger que les conditions économiques et sociales imposées à la population ont favorisé les cas d'abus sexuels. Mais le sujet est tabou et les victimes réservent leurs confidences à ceux qui les aident.

Hazem Hajaj est de ceux-là. Responsable du Centre de conseil à la jeunesse, une association de Naplouse dont le but est de secourir les mères et les enfants en difficulté, il témoigne d'un durcissement dans les relations familiales et conjugales. "Lorsque vous vivez à dix dans deux pièces et que votre ville est sous couvre-feu plusieurs dizaines de jours par an [comme ce fut le cas dans la plupart des grandes villes de Cisjordanie durant les deux dernières années], il est difficile d'éviter les relations incestueuses et les tensions de toutes sortes", constate M. Hajaj.

A la promiscuité s'ajoute, dans bien des cas, la précarité économique. Cette situation empêche les jeunes gens de se marier et favoriserait les relations sexuelles au sein du cercle familial. Parmi les nombreuses femmes dont les maris ont été tués ou emprisonnés au cours de l'actuelle Intifada, certaines se retrouvent aussi à la merci de leur belle-famille. "J'ai reçu les confidences d'une femme qui avait perdu son mari lors d'une incursion israélienne ; recueillie par ses beaux-parents, elle était abusée par son beau-père et son beau-frère. Elle a refusé de porter plainte car elle dépendait entièrement d'eux pour sa subsistance et celle de ses enfants", raconte Razan Eskandar, une travailleuse sociale qui œuvre principalement dans les camps de réfugiés autour de Naplouse et organise des psychothérapies individuelles ou collectives.

Plusieurs témoignages de victimes soucieuses de rester anonymes font état des effets inattendus et ravageurs des nouvelles technologies. La télévision par câble et l'accès à Internet ont introduit dans les foyers des programmes et des sites pornographiques, jusque-là interdits ou difficilement accessibles dans une société traditionaliste et pudibonde. "Confinés à la maison à cause du chômage, les hommes, jeunes et moins jeunes, passent beaucoup de temps devant la télé. Ce qu'ils y voient leur donnent des idées et ensuite ils passent à l'acte en prenant ce qu'ils ont "sous la main", leur fille ou leur sœur", résume Shaden Bustami, directrice de l'Association de la défense de la famille (ADF).

Installé dans un immeuble discret de Naplouse, cet organisme tient une comptabilité de la détresse féminine. Son bilan est alarmant. Le nombre de personnes ayant eu recours à ses services a triplé entre 2000, début de l'Intifada, et 2003. Victimes de violences psychologiques, physiques ou sexuelles, plus de six cents femmes se sont tournées vers ses psychologues et ses assistantes sociales. Parmi elles, plusieurs dizaines ont demandé à rejoindre la "maison sécurisée".

L'adresse de ce refuge est tenue secrète. Placé sous surveillance vidéo et protégé par des hauts murs anonymes, il est ouvert aux cas les plus désespérés. Dans cet immeuble calme et propre, ouvert sur un jardin, les pensionnaires peuvent se ressourcer six mois maximum dans des chambres fonctionnelles, au décor minimaliste. Entre les séances de psychothérapie, l'apprentissage de leurs droits, les discussions informelles, elles redécouvrent les rythmes et les gestes de la vie quotidienne.

Depuis quelques semaines, une jeune femme de Hébron y vit ainsi en compagnie de six autres "pensionnaires", pour certaines accompagnées de leurs enfants. Elle est en danger de mort pour avoir trompé son mari et tenté de fuir avec son amant. "Elle y a été transportée par ambulance pour pouvoir passer les barrages israéliens", racontent les responsables de l'ADF avant de souligner les difficultés d'accès à leur centre depuis que l'armée quadrille l'ensemble de la Cisjordanie.

Toutes les tensions familiales n'aboutissent évidemment pas à de tels drames, mais l'Intifada noircit le quotidien des femmes. "Pourtant, la femme palestinienne est l'une des plus éduquées du monde arabe,rappelle Fatina Touqan, la responsable, musulmane et très pratiquante, de l'ADF. Durant la première Intifada [1987-1993], elle a connu une forme d'émancipation en participant au soulèvement populaire et en sortant du cadre strict de la famille. Aujourd'hui, c'est elle qui prend de plein fouet la violence que subit la société."

"Depuis plus de trois ans, à cause du chômage, l'homme est mis en marge de la société. Le seul endroit où il peut encore exercer sa domination, c'est à la maison : alors il bat son épouse, l'épouse bat ses enfants et les enfants se battent entre eux", résume M. Andon, de l'hôpital de la Sainte-Famille. "D'autres maris manifestent leur autorité en exigeant qu'elles se voilent", précise aussi Mme Eskandar, habituée à visiter les camps de réfugiés.

Contraintes de subvenir aux besoins de la famille, beaucoup de Palestiniennes ont dû chercher des "petits boulots", ce qui les a transformées en chefs de famille, tout au moins du point de vue économique. Une charge qui s'ajoute au soutien affectif, psychologique et domestique qu'elles assument par ailleurs.

"Ces nouvelles responsabilités auraient pu avoir un aspect positif si elles avaient été acquises dans un contexte normal, explique M. Hajaj, Mais là, les femmes doivent en plus subir la présence d'un homme stressé à la maison, rassurer des enfants angoissés, et gérer leur propre mal-être."

"La place de l'homme dans la société palestinienne aujourd'hui explique en grande partie la dégradation de la situation des femmes et des jeunes filles", analyse de son côté Emmanuel Digonnet, responsable du domaine de la santé mentale pour Médecins du Monde à Naplouse. "Or s'il existe de nombreuses structures d'accueil qui permettent aux femmes et aux enfants de s'exprimer rien n'a été mis en place pour faire parler les hommes, excepté les prisonniers victimes de torture." Par le biais de "cafés littéraires", cette ONG souhaite donc créer des lieux de parole qui inciteraient les hommes à venir se livrer.

Les besoins sont immenses, selon M. Hajaj (Centre de conseil à la jeunesse). Avec une franchise rare dans une société aux tabous encore pesants, ce dernier évoque les problèmes de couple : "Avec le stress permanent auquel elles doivent faire face, beaucoup de femmes sont plutôt réticentes à mener une vie sexuelle normale. Alors que leurs compagnons, désœuvrés, sont plutôt demandeurs. Cela débouche sur des conflits, qui vont parfois jusqu'à de la violence physique."

Quand les victimes se confient à eux, les travailleurs sociaux et les psychologues sont relativement démunis. La plupart du temps, elles viennent consulter dans le plus grand secret et veulent éviter à tout prix que leur entourage ne soit informé. Pour l'immense majorité d'entre elles, il est donc impensable de porter plainte. "De toute façon, la police, quand elle existe, ne peut rien faire, les refuges sont quasiment inexistants et même les travailleurs sociaux ne veulent pas prendre de décisions telles que des mesures d'éloignement du domicile, car ils seraient eux-mêmes en danger, en cas de vengeance", explique M. Hajaj.

Derrière son bureau sommaire, Fayrouz Musa, directrice régionale du ministère des affaires sociales à Bethléem, se veut plus optimiste. "La violence familiale induite par l'Intifada existe, mais son niveau n'a rien de comparable avec ce qu'ont connu des pays en guerre, comme le Liban ou la Bosnie", souligne cette Libanaise mariée à un Palestinien.

Tout en reconnaissant que l'occupation israélienne rend parfois difficile l'application des directives sur le terrain, Mme Musa souligne les efforts accomplis pour lutter contre ce phénomène. "Par exemple, précise-t-elle, une loi est en préparation pour augmenter l'âge légal du mariage à 18 ans et prévenir le développement des mariages précoces." Les difficultés économiques ont, en effet, remis au goût du jour les mariages des adolescentes à 13-14 ans, ce qui les oblige à quitter l'école prématurément.

En dépit de ces louables intentions, la plupart des femmes préfèrent s'en remettre à une autre forme de protection : la religion. "Face à la dépression généralisée qui s'est abattue sur la société palestinienne, l'individu ne parvient pas à se sortir seul de ces difficultés, affirme Mme Bustami (ADF), alors il se tourne vers Dieu."

Pour cette jeune femme peu pratiquante vêtue à l'occidentale, cet élan est plutôt positif : "Dans les groupes de parole, nous avons remarqué que les femmes religieuses souffrent moins que les autres. Quand elles perdent un proche du fait de l'occupation, elles peuvent se dire que leur fils, leur frère ou leur mari est mort en "shahid" [martyr] et que c'était la volonté de Dieu ; cela les aide énormément. Et pour la plupart ce retour à la religion n'a rien de politique." "Il ne faut pas voir ce regain de l'islam comme une forme supplémentaire d'oppression", confirme M. Hajaj, musulman par culture, mais à mille lieux des "barbus". "Si grâce à Dieu, elles se sentent davantage en sécurité et mieux armées pour affronter la situation, tant mieux !" A Naplouse comme ailleurs, les femmes voilées sont aujourd'hui majoritaires.

Stéphanie Le Bars