Après quatre années
d'Intifada, de plus en plus de jeunes Palestiniennes sont victimes de
violences sexuelles au sein de leurs propres familles. Des travailleurs
sociaux tentent de leur venir en aide. Le petit Bachar ne
connaîtra
jamais sa mère. Elle a été assassinée
à l'âge de dix-huit ans, quand il
avait tout juste six mois. L'enfant, né à
Bethléem, n'a pas été
recueilli par sa famille maternelle, des musulmans de Ramallah.
A
leurs yeux, Bachar, fruit d'un viol incestueux, n'existe pas. Sa
mère,
abusée pendant plus d'un an par deux de ses frères, avait
tenté de
rompre les liens avec ce milieu familial hostile. Non sans courage,
elle était venue, seule, accoucher dans un hôpital de
Bethléem. Puis,
en dépit de l'aide qu'elle avait pu y trouver, elle avait fini
par
céder aux promesses rassurantes des siens. Ils voulaient qu'elle
rentre
à la maison ; elle y est rentrée. Mais ses frères
l'ont finalement
étranglée pour "laver" la honte de cette naissance hors
mariage. Ils
n'ont pas été poursuivis par la justice.
Même si de tels "crimes
d'honneur" sont moins fréquents dans les territoires
palestiniens que
dans les pays arabes voisins, comme la Jordanie, les violences de
toutes sortes qui secouent la société palestinienne et
ses 3,5 millions
de personnes, ont des répercussions flagrantes sur les femmes et
les
enfants. Victimes au quotidien de l'occupation israélienne, peu
protégés par les structures officielles -
elles-mêmes mises à mal par
quatre années d'Intifada -, ils subissent le durcissement des
rapports
sociaux et familiaux dans un contexte d'impunité quasi totale,
due à la
situation politique.
Comme la jeune maman de Bachar,
Reem
Al-Riyachi a payé de sa vie cette inquiétante
évolution. Le 14 janvier,
lorsqu'elle s'est approchée du barrage d'Erez, à la
sortie de la bande
de Gaza, les militaires israéliens ne se sont guère
méfiés de cette
mère de famille de 22 ans. Arrivée à leur hauteur,
elle a pourtant
actionné la ceinture d'explosifs dissimulée sous ses
vêtements,
provoquant ainsi la mort de quatre soldats.
Bien qu'elle ait
été
proche du Mouvement de résistance islamique (Hamas), cette
kamikaze ne
correspondait pas au profil habituel du candidat au suicide. Son acte a
d'ailleurs suscité une certaine perplexité dans l'opinion
publique
locale. Impossible à vérifier, une rumeur s'est
propagée : Reem aurait
"fauté"; et son entourage l'aurait persuadée de mourir en
martyr afin
de restaurer son honneur. L'armée israélienne, de son
côté, affirmait
récemment avoir arrêté deux kamikazes
envoyées à la mort par leurs
proches pour des raisons similaires.
"Officiellement, trente-six
jeunes femmes ont été tuées dans le cadre de
crimes d'honneur, ces
dix-huit derniers mois en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Mais on
peut penser qu'en réalité il y en a eu trois fois plus",
assure
Eskandar Andon, assistant social à l'hôpital de la
Sainte-Famille à
Bethléem. "Sur les cas avérés, poursuit-il, moins
d'une dizaine étaient
des prostituées. Les autres ont été tuées
alors qu'elles avaient perdu
leur virginité ou qu'elles s'étaient retrouvé
enceintes à la suite
d'incestes."
S'il est difficile de chiffrer
le phénomène,
travailleurs sociaux, psychologues ou responsables des
ministères
concernés s'accordent à juger que les conditions
économiques et
sociales imposées à la population ont favorisé les
cas d'abus sexuels.
Mais le sujet est tabou et les victimes réservent leurs
confidences à
ceux qui les aident.
Hazem Hajaj est de
ceux-là. Responsable du
Centre de conseil à la jeunesse, une association de Naplouse
dont le
but est de secourir les mères et les enfants en
difficulté, il témoigne
d'un durcissement dans les relations familiales et conjugales. "Lorsque
vous vivez à dix dans deux pièces et que votre ville est
sous
couvre-feu plusieurs dizaines de jours par an [comme ce fut le cas dans
la plupart des grandes villes de Cisjordanie durant les deux
dernières
années], il est difficile d'éviter les relations
incestueuses et les
tensions de toutes sortes", constate M. Hajaj.
A la promiscuité
s'ajoute, dans bien des cas, la précarité
économique. Cette situation
empêche les jeunes gens de se marier et favoriserait les
relations
sexuelles au sein du cercle familial. Parmi les nombreuses femmes dont
les maris ont été tués ou emprisonnés au
cours de l'actuelle Intifada,
certaines se retrouvent aussi à la merci de leur belle-famille.
"J'ai
reçu les confidences d'une femme qui avait perdu son mari lors
d'une
incursion israélienne ; recueillie par ses beaux-parents, elle
était
abusée par son beau-père et son beau-frère. Elle a
refusé de porter
plainte car elle dépendait entièrement d'eux pour sa
subsistance et
celle de ses enfants", raconte Razan Eskandar, une travailleuse sociale
qui œuvre principalement dans les camps de réfugiés
autour de Naplouse
et organise des psychothérapies individuelles ou collectives.
Plusieurs
témoignages de victimes soucieuses de rester anonymes font
état des
effets inattendus et ravageurs des nouvelles technologies. La
télévision par câble et l'accès à
Internet ont introduit dans les
foyers des programmes et des sites pornographiques, jusque-là
interdits
ou difficilement accessibles dans une société
traditionaliste et
pudibonde. "Confinés à la maison à cause du
chômage, les hommes, jeunes
et moins jeunes, passent beaucoup de temps devant la
télé. Ce qu'ils y
voient leur donnent des idées et ensuite ils passent à
l'acte en
prenant ce qu'ils ont "sous la main", leur fille ou leur sœur",
résume
Shaden Bustami, directrice de l'Association de la défense de la
famille
(ADF).
Installé dans un
immeuble discret de Naplouse, cet
organisme tient une comptabilité de la détresse
féminine. Son bilan est
alarmant. Le nombre de personnes ayant eu recours à ses services
a
triplé entre 2000, début de l'Intifada, et 2003. Victimes
de violences
psychologiques, physiques ou sexuelles, plus de six cents femmes se
sont tournées vers ses psychologues et ses assistantes sociales.
Parmi
elles, plusieurs dizaines ont demandé à rejoindre la
"maison sécurisée".
L'adresse
de ce refuge est tenue secrète. Placé sous surveillance
vidéo et
protégé par des hauts murs anonymes, il est ouvert aux
cas les plus
désespérés. Dans cet immeuble calme et propre,
ouvert sur un jardin,
les pensionnaires peuvent se ressourcer six mois maximum dans des
chambres fonctionnelles, au décor minimaliste. Entre les
séances de
psychothérapie, l'apprentissage de leurs droits, les discussions
informelles, elles redécouvrent les rythmes et les gestes de la
vie
quotidienne.
Depuis quelques semaines, une
jeune femme de Hébron
y vit ainsi en compagnie de six autres "pensionnaires", pour certaines
accompagnées de leurs enfants. Elle est en danger de mort pour
avoir
trompé son mari et tenté de fuir avec son amant. "Elle y
a été
transportée par ambulance pour pouvoir passer les barrages
israéliens",
racontent les responsables de l'ADF avant de souligner les
difficultés
d'accès à leur centre depuis que l'armée quadrille
l'ensemble de la
Cisjordanie.
Toutes les tensions familiales
n'aboutissent
évidemment pas à de tels drames, mais l'Intifada noircit
le quotidien
des femmes. "Pourtant, la femme palestinienne est l'une des plus
éduquées du monde arabe,rappelle Fatina Touqan, la
responsable,
musulmane et très pratiquante, de l'ADF. Durant la
première Intifada
[1987-1993], elle a connu une forme d'émancipation en
participant au
soulèvement populaire et en sortant du cadre strict de la
famille.
Aujourd'hui, c'est elle qui prend de plein fouet la violence que subit
la société."
"Depuis plus de trois ans,
à cause du chômage,
l'homme est mis en marge de la société. Le seul endroit
où il peut
encore exercer sa domination, c'est à la maison : alors il bat
son
épouse, l'épouse bat ses enfants et les enfants se
battent entre eux",
résume M. Andon, de l'hôpital de la Sainte-Famille.
"D'autres maris
manifestent leur autorité en exigeant qu'elles se voilent",
précise
aussi Mme Eskandar, habituée à visiter les camps de
réfugiés.
Contraintes
de subvenir aux besoins de la famille, beaucoup de Palestiniennes ont
dû chercher des "petits boulots", ce qui les a
transformées en chefs de
famille, tout au moins du point de vue économique. Une charge
qui
s'ajoute au soutien affectif, psychologique et domestique qu'elles
assument par ailleurs.
"Ces nouvelles
responsabilités auraient
pu avoir un aspect positif si elles avaient été acquises
dans un
contexte normal, explique M. Hajaj, Mais là, les femmes doivent
en plus
subir la présence d'un homme stressé à la maison,
rassurer des enfants
angoissés, et gérer leur propre mal-être."
"La place de l'homme
dans la société palestinienne aujourd'hui explique en
grande partie la
dégradation de la situation des femmes et des jeunes filles",
analyse
de son côté Emmanuel Digonnet, responsable du domaine de
la santé
mentale pour Médecins du Monde à Naplouse. "Or s'il
existe de
nombreuses structures d'accueil qui permettent aux femmes et aux
enfants de s'exprimer rien n'a été mis en place pour
faire parler les
hommes, excepté les prisonniers victimes de torture." Par le
biais de
"cafés littéraires", cette ONG souhaite donc créer
des lieux de parole
qui inciteraient les hommes à venir se livrer.
Les besoins sont
immenses, selon M. Hajaj (Centre de conseil à la jeunesse). Avec
une
franchise rare dans une société aux tabous encore
pesants, ce dernier
évoque les problèmes de couple : "Avec le stress
permanent auquel elles
doivent faire face, beaucoup de femmes sont plutôt
réticentes à mener
une vie sexuelle normale. Alors que leurs compagnons,
désœuvrés, sont
plutôt demandeurs. Cela débouche sur des conflits, qui
vont parfois
jusqu'à de la violence physique."
Quand les victimes se confient
à eux, les travailleurs sociaux et les psychologues sont
relativement
démunis. La plupart du temps, elles viennent consulter dans le
plus
grand secret et veulent éviter à tout prix que leur
entourage ne soit
informé. Pour l'immense majorité d'entre elles, il est
donc impensable
de porter plainte. "De toute façon, la police, quand elle
existe, ne
peut rien faire, les refuges sont quasiment inexistants et même
les
travailleurs sociaux ne veulent pas prendre de décisions telles
que des
mesures d'éloignement du domicile, car ils seraient
eux-mêmes en
danger, en cas de vengeance", explique M. Hajaj.
Derrière son
bureau sommaire, Fayrouz Musa, directrice régionale du
ministère des
affaires sociales à Bethléem, se veut plus optimiste. "La
violence
familiale induite par l'Intifada existe, mais son niveau n'a rien de
comparable avec ce qu'ont connu des pays en guerre, comme le Liban ou
la Bosnie", souligne cette Libanaise mariée à un
Palestinien.
Tout
en reconnaissant que l'occupation israélienne rend parfois
difficile
l'application des directives sur le terrain, Mme Musa souligne les
efforts accomplis pour lutter contre ce phénomène. "Par
exemple,
précise-t-elle, une loi est en préparation pour augmenter
l'âge légal
du mariage à 18 ans et prévenir le développement
des mariages
précoces." Les difficultés économiques ont, en
effet, remis au goût du
jour les mariages des adolescentes à 13-14 ans, ce qui les
oblige à
quitter l'école prématurément.
En dépit de ces louables
intentions, la plupart des femmes préfèrent s'en remettre
à une autre
forme de protection : la religion. "Face à la dépression
généralisée
qui s'est abattue sur la société palestinienne,
l'individu ne parvient
pas à se sortir seul de ces difficultés, affirme Mme
Bustami (ADF),
alors il se tourne vers Dieu."
Pour cette jeune femme peu
pratiquante
vêtue à l'occidentale, cet élan est plutôt
positif : "Dans les groupes
de parole, nous avons remarqué que les femmes religieuses
souffrent
moins que les autres. Quand elles perdent un proche du fait de
l'occupation, elles peuvent se dire que leur fils, leur frère ou
leur
mari est mort en "shahid" [martyr] et que c'était la
volonté de Dieu ;
cela les aide énormément. Et pour la plupart ce retour
à la religion
n'a rien de politique." "Il ne faut pas voir ce regain de l'islam comme
une forme supplémentaire d'oppression", confirme M. Hajaj,
musulman par
culture, mais à mille lieux des "barbus". "Si grâce
à Dieu, elles se
sentent davantage en sécurité et mieux armées pour
affronter la
situation, tant mieux !" A Naplouse comme ailleurs, les femmes
voilées
sont aujourd'hui majoritaires.
Stéphanie Le Bars |