PINAR EST TOMBÉE sous les balles tirées par Mehmet, son jeune frère de 14 ans. Elle avait eu le tort de perdre sa virginité avant le mariage. Saïme, une adolescente de 16 ans, est morte pour être allé au cinéma avec son petit ami sans permission. Leyla, une femme mariée, a été abattue pour avoir parlé à plusieurs reprises à un homme au téléphone. La liste des crimes commis dans le Sud-Est turc au nom de l'honneur est sans fin. Région du pays la plus touchée par une pratique qui perdure au Moyen-Orient et en Asie, les montagnes kurdes restent une contrée où trop souvent les hommes tuent les femmes au nom de traditions. Ici, on exécute pour cause d'adultère, de refus de mariage arrangé ou pour laver l'affront d'un viol. «Elle était sale alors j'ai nettoyé», affirment les assassins une fois leur forfait accompli. «Les
règles que les femmes doivent respecter sont enseignées
dès le plus
jeune âge, et les critères diffèrent d'une famille
à l'autre», explique
Haime Kardas, une responsable de Kamer, une association de femmes de
Diyarbakir partie en guerre contre les petits meurtres en famille.
Dans certains cas, des jeunes filles sont victimes d'une double peine comme Sevide, 16 ans, menacée de mort par son père et ses frères aînés pour avoir été violée. L'adolescente récoltait du coton dans un champ lorsqu'elle a été kidnappée, violée et séquestrée pendant dix jours par un camarade. Après son évasion, elle a réussi à échapper à la vindicte des siens en se réfugiant dans les locaux de Kamer. «Depuis l'ouverture de notre centre voici trois ans, 85 femmes en danger de mort sont entrées en contact avec nous. Nous avons à chaque fois trouvé des solutions pour éviter ces exécutions extrajudiciaires en nouant un dialogue entre nos équipes d'intervention urgente et les proches, ou en organisant la mise en lieu sûr de la personne», raconte Haime Kardas. Le rôle de prévention de l'association est rendu possible par les modalités des crimes d'honneur : une période de plusieurs mois peut en effet séparer le conseil de famille qui prononce la peine capitale du châtiment. Le délai est mis à profit pour organiser un meurtre souvent déguisé en accident ou en suicide ou pour pousser la condamnée à mettre fin à ses jours. Informées d'un sort irrévocable, les futures suppliciées sont placées en quarantaine, humiliées et mal nourries. Quelques-unes trouvent la force de partir, beaucoup craquent. D'après les statistiques officielles, dix-neuf crimes d'honneur ont été commis dans la région en cinq ans. Mais le chiffre noir est inconnu. Selon une enquête du professeur Aytekin Sir, psychiatre à l'hôpital universitaire de Diyarbakir, les femmes se suicident deux fois plus que les hommes dans la province. «On constate un pic impressionnant de suicide entre quinze et vingt-cinq ans, à l'âge des mariages forcés, ainsi qu'un passage à l'acte inhabituel par armes à feu et empoisonnement via des pesticides agricoles ou de la mort aux rats, constate Aytekin Sir. Le lien entre le taux de suicide et les crimes d'honneur est avéré dans notre région.» Zülal Erdogan, une avocate de la ville, confirme que «des femmes sont suicidées par leur entourage. Faute de preuve, il est difficile d'établir la vérité face à une famille qui fait bloc, ou qui oblige un enfant de douze ans à raconter qu'il a tué sa mère par accident.» Longtemps, lorsqu'ils passaient devant des tribunaux, les auteurs de crimes d'honneur bénéficient de circonstances atténuantes et passaient au pire trois ans en prison. Cette époque est en principe révolue. Entré en application le 1er juin, le nouveau Code pénal promet de lourdes peines pour les tueurs de femmes. Il prévoit de ne plus juger seulement l'assassin, mais l'ensemble des participants. «Il faut voir comment la loi va être appliquée. Changer les textes est une chose, changer les mentalités en est une autre», commente Zülal Erdogan. L'affaire des amants tragiques de Mardin, une ville kurde proche de la frontière syrienne, a éveillé les consciences. Elle a éclaté voici deux ans, après la lapidation de Semsiye Allak, une jeune fille enceinte hors mariage, et de son amant, Halil Açil. Le clan Allak n'avait pas supporté que la jeune fille tombe enceinte hors mariage. Quelques mois plus tard, les deux familles se sont réconciliées au détriment de Semsiye au cours d'un banquet organisé par les notables de Mardin. Les meurtriers se sont platement excusés en expliquant qu'ils avaient tué Halil par accident. Le fait divers local s'est alors transformé en scandale national. Et les pouvoirs publics ont décrété la «tolérance zéro». «Le crime d'honneur est un mécanisme de contrôle et de destruction des femmes qui se rebellent contre le système en vigueur dans des familles repliées sur elles-mêmes. Nous devons être impitoyables avec ces pratiques d'un autre âge», affirme Ilhan Diken, adjoint au maire de Diyarbakir. La mobilisation a toutefois ses limites. Des commerçants de l'antique cité enserrée dans ses murailles en basalte refusent de placarder dans leur boutique les affiches de Kamer, qui demandent de «ne pas fermer les yeux sur les assassinats au nom de l'honneur». «Ils prétendent que cela gêne les clients», note Haime Kardas. C'est que le crime d'honneur est
l'aspect le plus extrême d'une
kyrielle de traditions patriarcales. Il va de pair avec des coutumes
comme les mariages forcés de mineures à des hommes
souvent âgés ou les
unions célébrées devant l'imam et non à la
mairie. «Chez nous, on est d'abord la femme de son mari ou la
fille de son père», constate Zülal Erdogan. Pour
elle, il n'y a pas de doute : «Les meurtres d'honneur
existeront tant que la femme sera considérée comme une
personne de second rang.» Thierry Oberlé, Le
Figaro, 3 octobre 2005 |