Quand les habitants du quartier druze de
la
ville de Shfaram ont appris que Samar Hasson avait été
retrouvée pendue
dans une oliveraie locale, ils sont sortis dans la rue pour fêter
la
bonne nouvelle. Les automobilistes ont même klaxonné en
signe
d'approbation. "Tout le monde s'est réjoui, c'était
magnifique", se
souvient un jeune homme qui travaille dans la boutique de pièces
détachées pour automobiles de la famille Hasson, dans
cette petite
ville musulmane chrétienne et druze bâtie sur le versant
d'une colline,
au nord-est de Haïfa. "Elle causait un tas de problèmes
à sa famille",
acquiesce un collègue.
En dehors des membres de sa famille qui
l'ont enterrée, personne ne
sait où repose le corps de cette jeune femme druze de 23 ans. Il
n'y a
eu ni funérailles, ni pierre tombale, ni prières, ni
deuil.
"Ils ont emporté le corps quelque
part, ils ont creusé un trou, l'y
ont jeté, l'ont recouvert de terre et c'est tout", dit un
habitant de
la ville qui paraît plus ou moins au courant de l'affaire. "La
famille
veut se débarrasser du moindre souvenir d'elle et faire comme si
elle
n'avait jamais existé."
Depuis que le meurtre par pendaison de
Samar Hasson a été découvert
le 25 octobre dernier, trois hommes ont été
inculpés de meurtre : son
père, Saïd, et deux ses oncles, Hani et Rafic (selon la
police, c'est
Hani qui aurait avoué et qui aurait donné le nom des deux
autres
hommes).
D'après le rapport officiel de la
police, les assassins auraient
agi pour sauver "l'honneur de la famille". Et toutes les personnes
à
qui l'on peut parler dans cette ville de 35 000 âmes vous le
confirmeront.
"Quand c'est arrivé, cela n'a
réellement surpris personne", dit
Faraj Kneifes, un homme avenant de la cinquantaine qui est aussi l'un
des conseillers municipaux druzes de Shfaram. Kneifes est aussi membre
du comité national arabe "soulha", un comité d'honorables
qui font
office de médiateurs entre clans arabes ennemis, ou hamoulas, dans l'espoir d'amorcer une
réconciliation (soulha).
Pendant que sa femme, Badia, sert le thé et les petits
gâteaux dans le
salon arabe traditionnel plein de coussins et de drapes, Kneifes
répète
qu'il est contre le meurtre. Il ajoute que les "meurtres pour
l'honneur" sont également interdits par la charia, la loi
islamique.
Toutefois, il laisse entendre que c'est quelque chose qu'il peut
"comprendre".
"Nous [Druzes] sommes une
société très conservatrice, et nous
sommes tout particulièrement sensibles à tout ce qui a
trait à
l'honneur de la famille. Nous sommes beaucoup plus stricts à ce
sujet
que d'autres musulmans. Avec nous, il n'y a aucun compromis possible
à
ce sujet", dit-il. "J'aurais préféré que son
père règle cela
différemment, pas par le meurtre. Mais cette femme a enfreint
les lois
de notre communauté, elle a franchi des limites dangereuses, et
elle
devait savoir qu'elle serait punie."
Selon la version de la police, de Kneifes
et d'autres habitants de
Shfaram, Samar Hasson, une célibataire qui vivait avec sa
famille dans
le quartier druze de la ville de El Ayin, s'est mise à
fréquenter un
jeune homme de la ville arabe voisine de Tamra. Il était
musulman, mais
pas druze. Il ne faisait donc pas partie de cette communauté
très
fermée, qui pratique sa propre version semi-secrète de
l'Islam, et qui
généralement s'oppose au mariage de ses membres avec des
non-Druzes.
Malgré les mises en garde de son père, Samar a osé
braver l'interdit,
et sortait le soir avec cet homme.
"Dans notre communauté, un homme
célibataire et une femme peuvent
passer du temps ensemble, mais cela est censé mener au mariage",
fait
remarquer Kneifes.
Durant les quelques mois de leur romance,
il arrivait à Samar de ne
pas rentrer chez elle pendant plusieurs jours de suite. Les habitants
de la ville en ont donc déduit que les deux jeunes gens avaient
des
relations sexuelles, allégation qui selon les moeurs arabes
traditionnelles faisait d'elle une débauchée, infligeant
la honte à
toute sa hamoula.
"Les Hasson sont une famille très
conservatrice, très
traditionnelle et très respectable", dit Kneifes, qui estime
leur
nombre entre 600 et 700. Dans la rue principale du quartier El Ayin de
Shfaram, les Hasson possèdent une grande épicerie et une
boutique de
pièces détachées d'automobiles. A quelques
dizaines de mètres de là se
trouve la vieille maison de pierre où Samar Hasson vivait avec
sa
famille.
Kneifes raconte que lui-même n'avait
pas évoqué le comportement de
Samar avec son père, mais que ce sont d'autres cheikhs et
dirigeants
communautaires druzes qui l'ont fait. Ils ont essayé de lui
faire
comprendre qu'il était urgent qu'il ramène sa fille
à la raison, et
qu'il fasse en sorte qu'elle n'aille plus rejoindre cet homme de Tamra.
Cette affaire, explique Kneifes, "a fait honte non seulement à
sa
famille, mais aussi à toute la communauté druze". Mais la
relation
interdite de Samra n'a pas cessé pour autant.
Tout le monde, dans la communauté
druze de Shfaram, était au
courant. Les hommes du clan Hasson avaient "honte de se promener dans
la rue", explique Kneifes. "Mais maintenant, après le meurtre,
les
Hasson peuvent à nouveau marcher la tête haute."
"J'ai
l'impression, vu la façon dont ils marchent, que le meurtre
leur a drôlement remonté le moral", dit-il. "La famille a
retrouvé sa
fierté."
Un chauffeur de taxi chrétien
laisse entendre qu'étant donné la
gravité de l'acte, les auteurs du crime ont dû d'abord
obtenir l'aval
ou plutôt "la bénédiction" d'un cheikh druze
éminent.
Cependant, Kneifes, dont le père
défunt, Salah, était l'un des
cheikhs druzes israéliens les plus vénérés
du siècle passé, explique
que dans un cas comme celui de Hasson, la tradition druze aurait
laissé
à la famille la liberté de la tuer sans l'accord
préalable d'un guide
spirituel.
"Quand l'honneur de la famille est en jeu,
aucune approbation n'est
nécessaire" explique-t-il. "Et une fois la chose faite, personne
ne
pose de question."
Chaque année, 10 femmes arabes
israéliennes en moyenne sont
victimes de meurtre pour l'honneur de leur famille, dit Aïda
Toama-Sliman, directrice de l'association Femmes contre la violence,
une organisation de femmes arabes israéliennes sise à
Haïfa. Sur les 1
000 femmes qui se sont adressées au foyer de l'organisation (qui
est
financé par l'Etat) pour fuir les violences domestiques, entre
200 et
300 couraient un danger de mort pour avoir "déshonoré
leur famille",
explique Sahar Daoud, directrice du foyer de Galilée ouvert
depuis
1993.
Sur les 10 femmes qu'abrite actuellement
le refuge, quatre sont en
danger de mort : Fathia (nom d'emprunt), que son frère a
failli
taillader à mort avec un couteau parce qu'elle prévoyait
de divorcer de
son mari (duquel elle était déjà
séparée) pour épouser un autre homme ;
Iman (nom d'emprunt), une femme divorcée que son ex-mari, un
toxicomane, accuse de coucher à droite et à gauche et de
se droguer et
que ses deux frères ont menacée de mutilation ; une
femme mariée qui a
donné naissance à un enfant après avoir
été violée par un membre de sa
famille, et que ses frères ont menacée de mort ; et
une femme
célibataire qui a été violée le soir d'un
rendez-vous, ce qui a poussé
ses parents et ses frères et soeurs à la battre plus que
de coutume.
En raison de la menace qui pèse sur
ces femmes, ni leur identité,
ni les détails précis de leurs expériences, ni
l'adresse de leur refuge
(des informations que leurs familles n'ont pas) n'ont pu être
révélés.
Fathia et Iman ont accepté d'être interviewées au
refuge pour cet
article ; les deux femmes qui ont été violées
ont refusé.
"Quand je me suis réveillée
à l'hôpital, j'ai dit aux infirmières
que j'avais rêvé que mon frère m'avait
attaquée avec un couteau. Elles
m'ont dit que ce n'était pas un rêve", raconte Fathia. Les
cicatrices
qu'elle porte sur le corps le prouvent.
"Je veux vivre comme un être humain,
pas comme un animal. C'est
comme ça que j'ai toujours été traitée",
dit Iman. Enfant, elle était
battue par son père alcoolique, par sa mère et par son
frère aîné, puis
par son premier mari, et plus tard, par son second mari.
Par un bel après-midi d'automne
à Shfaram, un mois exactement
après le meurtre de Hasson, une cinquantaine de femmes et cinq
ou six
hommes perturbent la circulation au rond-point du centre-ville,
près de
la mairie. Quelques femmes sont coiffées du foulard blanc
traditionnel
et portent les longues jupes des musulmanes pieuses, mais les autres
sont en pantalon et quelques-unes sont même en jean. Elles sont
musulmanes, chrétiennes, druzes, et il y a même quelques
femmes juives
venues exprimer leur solidarité.
"Le meurtre des femmes est une honte...
Votre silence n'est pas la
bonne réponse", scandent-elles à l'intention des
automobilistes qui
passent par là et souvent ralentissent pour prendre les
prospectus
qu'on leur tend.
Ursan Yassine, le maire de Shfaram est
passé devant la
manifestation à bord de sa jeep en ignorant les appels de ces
femmes à
venir les rejoindre. Mais deux élus municipaux de la ville de
Shfaram
étaient présents.
"Je suis venu pour m'identifier à
ces femmes. Il s'agit d'un
phénomène très grave et très dangereux",
dit Ziad Hadj, conseiller
municipal indépendant. Interrogé sur les raisons de ces
meurtres pour
l'honneur au sein de la communauté arabe d'Israël - sans
même parler
des communautés de Judée-Samarie, de la bande de Gaza et
d'autres
sociétés traditionnelles du Moyen-Orient - Hadj
répond : "Nous ne nous
sommes toujours pas affranchis de la vieille mentalité."
Badia Kneifes faisait elle aussi partie la
foule. Venue défendre
son mari accusé par un journal local d'avoir donné raison
aux
meurtriers de Hasson, elle a tenu à souligner que "ses propos
avaient
été sortis de leur contexte". "Il a dit que ce genre de
chose arrivait
dans la communauté druze, mais qu'il était contre. Il
parcourt le pays
pour lutter contre la violence. C'est un homme aux idées
très
libérales, et ma présence ici le prouve."
Une équipe de la
télévision arabe était présente, et il y
avait
aussi au moins un journaliste d'un journal arabe israélien. Le
mouvement de gauche du Hadash était le seul parti politique
représenté.
D'après une enseignante venue manifester, le journal Al-Ittihad,
qui est affilié au Hadash, consacre beaucoup d'espace au sujet
des
meurtres pour l'honneur, tandis que le Mouvement islamique impose
presque une censure sur le sujet.
Toama-Sliman, qui est à l'origine
de la manifestation et membre
éminente du parti Hadash, explique que depuis que les femmes
militantes
du secteur arabe israélien ont commencé à
s'élever publiquement contre
les meurtres pour l'honneur au début des années 1990, les
dirigeants
arabes israéliens ont été forcés de les
dénoncer, même si ce n'est que
du bout des lèvres.
"Avant les années 1990, les
dirigeants pouvait se permettre de
légitimer ce genre de crimes, mais aujourd'hui, il est entendu
qu'il
n'y a plus d'excuses", dit-elle. "Condamner les meurtres pour l'honneur
est devenu politiquement correct."
Regroupé un peu plus loin sur le
trottoir, un groupe d'hommes
observent la manifestation sans dire un mot. Ils n'ont pas l'air
d'être
solidaires. Sous couvert d'anonymat, ils disent que même s'ils
sont
farouchement contre les meurtres pour l'honneur, ils pensent que les
manifestantes vont trop loin.
"Nous ne sommes pas américains,
nous ne sommes pas français. Nous
conservons notre mentalité. Je suis contre le fait de battre les
femmes, mais il doit y avoir des limites", dit l'un d'entre eux.
"On ne peut pas laisser les femmes faire
tout ce qu'elles veulent.
Elles doivent obéir à leur mari. Je ne crois pas au
meurtre ou à la
violence, mais si ta femme te trahit, tu es censé faire quoi,
rien ?
Chaque fois que tu lèves la main sur elles, elles appellent la
police",
intervient un autre homme. Il a passé deux ans en prison pour
"avoir
donné une paire de gifles à sa femme", raconte l'un de
ses amis. "C'est
juste, ça ?", demande-t-il.
Comme Faraj Kneifes, ces spectateurs se
disent opposés aux meurtres
pour l'honneur et à la violence trop brutale contre les femmes.
Mais
après s'être débarrassés de cette
affirmation nécessaire, ils ont tenu
à nous expliquer à quel point c'était difficile
pour les hommes arabes
d'avoir une femme arabe versatile au sein de la famille. Ils auraient
dû ajouter qu'une simple rumeur suffisait à la faire tuer
si elle
appartient à une hamoula
particulièrement
conservatrice et
violente. Et aucun d'entre eux n'a eu de parole un tant soit peu
sympathique pour Samar Hasson.
"Un Oriental, un Arabe, est plus sensible
au respect de soi qu'un
Occidental. L'Occidental agit avec le cerveau, à la
différence de
l'Oriental qui agit avec le coeur, et certains prennent la loi entre
leurs propres mains, même si ce n'est pas ce qu'il faut faire"
poursuit
Kneifes.
"L'honneur de la famille", explique-t-il,
"est une notion qui est
proche de Dieu. Pour qu'un homme élève une fille puis
ensuite la tue,
cela suppose qu'il se soit produit quelque chose de grave. Ce n'est pas
quelque chose que l'on fait à la légère. Il doit
avoir le sentiment
qu'il a raison. Et si je ne suis pas d'accord avec son choix, je peux
le comprendre."
Il existe une hiérarchie des
comportements et des agissements qui
portent atteinte à l'honneur de la famille et qui
méritent un
châtiment. La pire des offenses - qui est aussi le mobile le plus
fréquemment évoqué dans les cas de meurtre pour
l'honneur - est
l'adultère d'une femme, ou même la rumeur d'un
adultère. Mais des
femmes appartenant à la communauté arabe
israélienne ont été tuées pour
bien moins.
Le groupe Femmes contre la violence s'est
penché sur les dossiers
juridiques de 25 meurtres pour l'honneur commis ces dernières
années.
Il ressort de cette étude que même si l'adultère ou
les rumeurs
d'adultère étaient la raison invoquée dans 14 de
ces meurtres, deux
femmes ont été tuées par des membres de leur
famille pour "être restées
dehors tard le soir et pour avoir fumé". En outre, deux femmes
ont été
tuées à cause de leur "tenue vestimentaire et de leur
mode de vie". Une
autre a été tuée parce qu'elle "quittait la maison
trop fréquemment".
Les autres victimes de meurtre ont
"déshonoré" leur famille en
divorçant de leur mari, en allant déposer plainte
auprès de la police
après avoir été battues, en refusant d'avoir des
relations sexuelles
dans le cadre d'un mariage forcé ou en épousant quelqu'un
d'une autre
confession.
Cette organisation pour le droit des
femmes a par ailleurs relevé
que sur les 33 membres des familles des victimes inculpés dans
ces
meurtres, 13 étaient des frères de la victime, 5 en
étaient les pères,
trois les maris et deux des fils. Les autres étaient soit un
oncle, un
cousin, un beau-père, un neveu, et dans un cas, deux soeurs et
une
mère.
Il est par ailleurs fort probable que ces
meurtres atteignent un
nombre disproportionné dans les familles druzes, ce qui
viendrait
confirmer l'idée de Kneifes selon laquelle les Druzes seraient
bien
plus exigeants quant à l'honneur de leur famille que d'autres
communautés arabes.
Toama-Sliman, auteur d'un chapitre sur les
meurtres pour l'honneur au sein de la communauté arabe
israélienne pour Honneur,
un livre publié récemment, a analysé le
phénomène dans diverses
sociétés, n'offrant toutefois pas
d'éclaircissements sur les
différences entre les divers groupes religieux d'Arabes
israéliens.
Cependant, sur les quatre affaires
très en vue qu'elle mentionne
dans son chapitre (qui comporte les statistiques citées
ci-dessus),
trois concernent des meurtres dans des familles druzes. Parmi elles, le
meurtre en 1995 de Ibtihaj Hasson (dont le lien de parenté avec
Samar
Hasson n'a pas pu être établi) dans le village druze
très touristique
de Daliat al-Carmel en Galilée. C'était la
première fois que les médias
arabes israéliens s'intéressaient d'aussi près
à un meurtre pour
l'honneur, écrit Toama-Sliman, et "comme l'ont rapporté
les médias, les
gens du village se sont réunis autour du corps, tapant des mains
et
poussant des cris de réjouissance".
Au refuge des femmes arabes
israéliennes, la grande majorité des
résidentes temporaires sont des musulmanes appartenant au
courant
dominant de l'Islam. Les chrétiennes ne viennent que
"très, très
rarement", précise la directrice, Daoud, et les femmes druzes ne
sont
pas non plus des pensionnaires fréquentes.
"Il n'y a pas qu'un seul ou deux meurtres
pour l'honneur chez les
Druzes. Ils sont très conservateurs et les scandales de famille
sont
tellement stigmatisés que les femmes druzes n'osent pas tenter
changement radical, qu'elles ne tentent même pas de s'enfuir de
chez
elles. Ils préfèrent essayer de résoudre le
problème au sein même de la
communauté", explique-t-elle.
Le refuge (le pays compte deux refuges
pour les femmes arabes
israéliennes, le deuxième ayant été ouvert
il y a environ deux ans), se
situe dans une grande maison d'aspect tout à fait ordinaire dans
un
quartier résidentiel. Plusieurs femmes y séjournent avec
leurs enfants
en bas âge. A l'intérieur, il y a une salle de jeux avec
des portraits
de Winnie l'ourson et d'autres personnages de Walt Disney qui
égayent
les murs, et une table sur laquelle sèche de la pâte
à sel modelée par
des enfants.
Dans l'une des salles communes, deux
broderies encadrées sont
accrochées au mur. La première représente une
mère qui embrasse sa
fille, et l'on peut lire sur la seconde : "Dieu Bénisse
notre maison."
La plupart des femmes qui viennent ici,
poursuit Daoud, ont la
trentaine ou un peu moins, elles sont pauvres et ont un niveau
d'instruction minimal. Elles viennent de villages ruraux comme des
grandes villes.
Un grand nombre d'entre elles se sont vues
imposer leur mari, que ce soit dans le cadre d'un mariage forcé
ou d'un badal,
une sorte d'union secondaire entre les frères et les soeurs du
marié et
de la mariée (souvent, la situation à la maison devient
intenable
lorsque le premier couple divorce). Certaines femmes sont les
deuxièmes
ou troisième femmes d'un mari polygame, phénomène
particulièrement
courant chez les Bédouins. Souvent, les pensionnaires de ce
foyer pour
femmes menacées sont mariées à des hommes
souffrant d'une maladie
mentale, à des drogués, à des alcooliques ou
à des chômeurs.
"Dans de nombreux cas, les femmes qui
viennent ici ont grandi dans des familles où le père
battait la mère", ajoute Daoud.
"Iman" arrive dans la salle commune
maquillée et parée de nombreux
bijoux. Visiblement tendue et ne laissant paraître aucune
émotion, elle
sourit avec gêne en décrivant les détails les plus
difficiles de son
expérience. Elle répond à nos questions en arabe,
et c'est une
assistante sociale qui traduit.
Elle raconte qu'elle a fui son premier
puis son deuxième mari.
D'ailleurs son premier mari a toujours la garde de leur enfant, et il
vit dans un pays arabe. De son deuxième mari, elle dit :
"C'était un
drogué et il voulait que je prenne de la drogue et que je couche
avec
ses amis, mais j'ai refusé. J'ai demandé le divorce et
j'ai renoncé à
tous mes droits selon la charia. On a conclu un accord, j'ai
laissé
tout ce que j'avais là-bas et je suis rentrée dans la
maison de ma
famille au beau milieu de la nuit.
"Au début, j'ai eu peur de
révéler à mes parents la raison de mon
départ, mais j'ai fini par le leur dire. Ils ne m'ont pas crue",
raconte Iman. "Ils ont interrogé mon mari, et il leur a menti en
disant
que je prenais de la drogue et que je couchais avec ses amis." Les
parents d'Iman ont choisi de croire leur gendre.
"Ils avaient honte et ils ne voulaient que
personne n'apprenne que
j'avais quitté mon mari, alors ils m'ont enfermée dans la
maison
pendant trois mois. Mes frères m'ont avertie que si je faisais
quoi que
ce soit qui puisse déshonorer la famille, ils me jetteraient de
l'acide
à la figure", dit-elle.
Un jour, Iman a dû se rendre
à l'hôpital pour le traitement d'une
maladie chronique. "J'ai raconté aux assistantes sociales de
l'hôpital
ce qui se passait", dit-elle. "Et c'est ainsi que je suis
arrivée
jusqu'au foyer."
Cela s'est produit il y a quelques mois.
Iman nourrit l'espoir,
lorsqu'elle quittera le refuge, de s'installer dans un nouvel
environnement, de trouver un travail et de recommencer sa vie à
zéro.
Les femmes restent au refuge pendant huit mois en moyenne.
Après, deux
sur trois environ retournent chez elles, vers leurs maris ou leurs
parents, après s'être réconciliées, au moins
temporairement, suite à un
long travail de médiation mené à la fois par
Daoud, par des membres de
la famille, des chefs de la communauté, des assistantes sociales
et par
la police. "Parfois, la femme doit accepter de changer de
comportement", dit Daoud.
Après leur séjour au foyer,
une femme sur trois essaye de couper
tout contact avec sa famille, de prendre ses enfants si elle en a et de
recommencer à zéro dans une nouvelle ville ou dans un
nouveau village.
Mais malgré les aides non négligeables versées par
l'Etat pour le loyer
et les allocations familiales auxquelles elles ont droit, les chances
de voir une Arabe israélienne pauvre et sans instruction mener
une vie
décente toute seule sont très minces. Alors ces femmes
finissent
souvent par retourner chez elles. Parfois, elles espèrent
même y
retourner, mais sont rejetées par leur famille.
Deux femmes qui sont passées par le
foyer de Galilée ont ensuite
été assassinées. Mais apparemment, aucune d'entre
elles n'a été victime
de meurtre pour l'honneur, dit Daoud. L'une était en plein
conflit pour
la garde de son enfant et son meurtrier n'a jamais été
retrouvé, tandis
que l'autre a été tuée par son mari qui
était un malade mental.
Arrivant dans la pièce commune en
survêtement, Samira (nom
d'emprunt) est très différente d'Iman, non seulement par
son apparence,
mais aussi par son comportement. Parlant un hébreu
hésitant d'une voix
plaintive, elle sanglote. Elle semble terriblement soumise.
Samira dit qu'elle ne voulait pas
épouser l'homme que son père
avait choisi pour elle. "Mais j'ai fait ce que mon père m'a
dit ;
j'avais peur de regarder son visage, il me frappait tout le temps",
dit-elle.
Après plusieurs années de
mariage et un enfant, son mari, qui lui
aussi était violent, l'a mise à la porte. Et elle est
allée vivre dans
un studio avec ses deux enfants. Ils vivotaient grâce aux aides
de
l'Etat.
"Je n'ai pas étudié, je n'ai
été formée à aucun métier. J'avais
peur que ma famille ne me tue si j'acceptais un emploi de femme de
ménage", dit-elle. Beaucoup de familles arabes
considèrent en effet que
c'est un déshonneur pour une femme de travailler en tant que
femme de
ménage.
Quand ses enfants ont grandi, dit Samira,
eux aussi se sont mis à
se défouler sur elle et à la frapper. Un jour, elle a
rencontré un
homme riche qui apparemment a eu le coup de foudre pour elle.
Résultat : il a réglé toutes ses dettes.
"Je ne savais pas qu'une telle personne
pouvait exister dans le
monde", dit-elle. Après quelques mois, il lui a demandé
de l'épouser et
elle a accepté de bon coeur. Elle avait d'abord l'intention
d'obtenir
un divorce officiel de la part de son mari qui l'avait quittée,
mais sa
fille a trouvé une lettre de l'homme qu'elle fréquentait,
elle est
"devenue folle", se souvient Samira. "Elle s'est mise à me
frapper de
tous les côtés, à me griffer au visage, à
tirer mes cheveux. Elle m'a
dit : 'Tu n'est pas divorcée de mon père et tu vas
épouser un autre
homme.'"
Samira s'est alors enfuie et est
allée se réfugier chez une
voisine. Mais quand elle est sortie quelques jours plus tard, l'un de
ses frères l'attendait dans sa voiture.
"J'ai essayé de courir, mais il m'a
attrapée. Je me souviens que
j'étais à terre et qu'il tenait un long couteau",
dit-elle. Ensuite, sa
mémoire se brouille, puis elle se souvient s'être
réveillée à
l'hôpital.
C'était il y a près de deux
ans. Depuis, son fiancé l'a soutenue,
dit-elle, et ils prévoient de se marier quand elle aura
quitté le
foyer, ce qui ne devrait plus tarder. "Il m'a dit qu'il m'aiderait
à me
faire opérer", dit-elle, remontant son pull et son pantalon pour
découvrir les cicatrice qui sillonnent son bras, sa jambe et son
ventre.
Aujourd'hui, elle oscille entre l'espoir
et la peur. Un jour, son
frère, qui a été inculpé de tentative de
meurtre, sera libéré de
prison. Ses autres frères sont eux aussi des "têtes
brûlées", comme
elle dit. Et même si ses enfants lui manquent, si maintenant ils
pleurent et implorent son pardon quand ils lui parlent au
téléphone,
elle se demande s'ils sont sincères.
"Une fois que nous serons mariés,
nous allons vivre loin de ma
famille, et je ne leur dirai pas où je suis", dit Samira. "Mais
j'ai si
peur qu'ils nous retrouvent quand même et qu'ils nous tuent tous
les
deux."
Ailleurs en Galilée, dans la rue
principale du quartier El Ayin de
Shfaram, la nuit tombe. Dans l'épicerie des Hasson, une
employée
explique que les propriétaires de l'affaire familiale ne sont
pas là.
Elle ne fait pas partie de la famille. Devant l'autre boutique, les
deux jeunes employés qui sont assis devant la boutique disent la
même
chose. Quand on leur demande où vit la famille de Samar Hasson,
l'un
d'entre eux désigne un camion blanc garé en contrebas.
"Juste à côté, c'est
leur maison. Demandez Abou Tanike, c'est comme
ça qu'ils appellent son grand-père, Salman Hasson. Et ne
dites à
personne que c'est moi qui vous ai envoyés", dit-il. Dans la
maison en
briques, quelques pièces sont allumées. Sur le porche en
béton, une
femme âgée vêtue d'une longue tunique noire est
penchée, elle balaie la
poussière à l'aide d'une brosse. Alors que nous nous
approchons, elle
nous demande quelque chose en arabe. Nous demandons Abou Tanike. Elle
entre dans la maison.
Bientôt, un petit homme mince qui se
tient bien droit apparaît dans
l'embrasure de la porte après avoir traversé le couloir
puis le salon.
Il a 60 ans, ou peut-être 80, difficile à dire. Il a le
crâne chauve et
rose et une moustache blanche et épaisse comme celles que
portent les
hommes druzes religieux. On dirait qu'il vient de se réveiller.
En
resserrant le cordon de son pantalon noir et bouffant traditionnel, il
fait quelques pas sur le porche.
Deux hommes qui étaient en train de
discuter dans la rue se
tiennent maintenant debout à côté de nous. L'un
d'eux nous informe
qu'Abou Tanike ne parle pas hébreu. Il se propose comme
interprète.
Nous disons à Abou Tanike que nous ne sommes que des
journalistes venus
enquêter sur la mort de sa petite-fille, et nous lui demandons
s'il
veut bien nous raconter ce qui s'est passé.
Après avoir écouté le
traducteur, Abou Tanike se tourne vers nous
et prononce quelques mots en arabe dans un ton calme et neutre.
"Il
n'a rien à dire", dit le traducteur.
Le vieil homme tourne les talons puis
disparaît dans le couloir. Sa
petite-fille Samar a vécu ici. Deux de ses fils vont être
jugés pour
l'avoir pendue dans le but de sauver "l'honneur" de la famille. Et
à en
croire le code de cette société, ils y sont parvenus. Les
Hasson
marchent à nouveau la tête haute. Le plus âgé
de la hamoula
s'en est retourné lentement, toujours à moitié
endormi, traversant le
salon éclairé puis le long couloir sombre. Dans le noir,
la maison de
pierre a l'air d'un tableau mal éclairé. Tout ce que l'on
entend, c'est
le frottement d'un balai contre le béton : un geste et un
son qui
semblent obéir au silence, pour l'accentuer, et rendre plus
grande sa
présence.
Larry Derfner
Jerusalem Post, 2 janvier 2006
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