La vallée du Jourdain : un autre mur

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Sans même ériger une barrière à coups de béton et de barbelés, Israël est en train de séparer la vallée du Jourdain du reste de la Cisjordanie. Un mur invisible en interdit l'accès à près de 2 millions de Palestiniens. Les restrictions de circulation dans ce territoire, environ un tiers de la Cisjordanie, étaient déjà importantes. Mais, depuis quelques mois, seuls les résidents permanents de la vallée du Jourdain y sont autorisés, ainsi que les rares Palestiniens qui obtiennent un permis spécial. «Le régime mis en place est presque identique à celui qui prévaut à l'ouest du mur de séparation : c'est comme si on était en territoire israélien», explique Yehezkel Lein, directeur de recherches à B'Tselem, une association israélienne de défense des droits de l'homme qui a conduit une enquête dans la région.

Souveraineté. «Avec ce système, Israël annexe de fait la vallée du Jourdain, dénonce le pacifiste. Cela correspond aux récentes déclarations d'Ehud Olmert [Premier ministre par intérim], qui considère que ce territoire restera sous souveraineté israélienne, dans le cadre d'un règlement avec les Palestiniens, tout comme les grands blocs de colonies.»

Historiquement, les Israéliens ont toujours attaché une grande importance stratégique à la vallée du Jourdain, qui doit, pour beaucoup, constituer à terme la frontière orientale de l'Etat hébreu.

Depuis plusieurs mois, les habitants des petits villages agricoles de la vallée sont harcelés, et malheur à ceux qui n'ont pas la bonne adresse sur leurs papiers. La famille Ammandi est arrivée d'Hébron (sud de la Cisjordanie) il y a dix ans, avec son troupeau de chèvres, à la recherche de terres plus propices à l'élevage. Une nuit, il y a trois mois, des soldats débarquent alors que tout le monde est déjà couché sous une grande tente. Ils hurlent, pointent leur arme, frappent l'un des enfants à coups de pied. Puis ils font sortir les dix membres de la famille, et confisquent quatre cartes d'identité, dont celle du père de 78 ans. «Vous n'avez rien à faire ici, rentrez à Hébron !»

lancent les soldats, qui intiment aux Ammandi de venir récupérer leurs papiers à l'un des barrages militaires de la vallée. Pour éviter de se faire prendre par une patrouille sans documents d'identité, ils doivent s'y rendre en marchant à travers les collines. Leur voisine, Kiffaye Khalil, qui vit seule avec ses neuf enfants, a subi deux fois la même mésaventure. Originaire de Jénine, elle a réussi à faire changer l'adresse sur les papiers familiaux au bout de trois mois de procédure.

La vallée du Jourdain, presque entièrement sous contrôle israélien, n'abrite pas beaucoup de Palestiniens, mais elle était pour beaucoup un lieu de passage et de travail. Quatre principaux barrages en limitent sévèrement l'accès. La vallée s'est vidée de ses voyageurs et de ses ouvriers. A Tubas, gros bourg palestinien entre Jénine et Naplouse, la vie a toujours été tournée vers le bassin fertile, à l'Est. Sur la route qui descend vers le Jourdain entre les collines verdoyantes, une casemate, quelques blocs de béton et un petit camp militaire : le barrage de Tayassir coupe la ville de la vallée. «La majorité des gens ici est affectée par ces restrictions», explique le maire adjoint, Azzat Sawafta. Il en fait personnellement les frais : de l'autre côté du barrage, 25 hectares de terres lui appartiennent. Il n'est qu'à une dizaine de kilomètres de ses serres et autres plantations de tomates, mais il a dû en confier le soin à un habitant de la vallée. Azzat Sawafta déplie un papier en hébreu : une permission pour trois mois de franchir le barrage, entre 5 heures et 22 heures Tout dépend pourtant de l'humeur des soldats en faction. A Tubas, tout le monde n'a pas de patrimoine foncier à exploiter, mais nombreux sont ceux qui ont perdu leur emploi d'ouvrier agricole, faute de pouvoir se rendre au travail. Les barrages séparent aussi les familles. A Al-Aqaba, minuscule localité à quelques minutes du barrage de Tayassir, le maire, Hadj Sami, cloué depuis trente ans dans un fauteuil roulant par des balles israéliennes, ne peut jamais voir sa soeur, mariée de l'autre côté.

Sécurité. Tsahal explique qu'elle n'agit ainsi que par souci de sécurité pour les 25 colonies et la grande route «stratégique» nord-sud, le long du Jourdain. Une voie sur laquelle ne roulent que des Israéliens, ou presque. On peut ainsi se rendre de Jérusalem à Tibériade en passant au coeur du territoire palestinien. Sans s'en rendre compte.

Libération, 17 février 2006