Tali Fahima, une Israélienne trop curieuse


Site de soutien à Tali Fahima
http://www.freetalifahima.org/

Voir aussi :
Liberté pour Tali Fahima
Comment Tali est devenue une "ennemie publique"

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L'image est toujours la même : encadrée par des policiers, une jeune femme pâle, les cheveux noirs sévèrement tirés sur la nuque, ébauche un sourire dans une salle de tribunal. Le regard est assuré, la silhouette fine, presque frêle, juvénile. De son passé de secrétaire dans un cabinet d'avocats, Tali Fahima a gardé le maintien strict et les lunettes à montures noire qui durcissent son visage anguleux. C'est cette image que les Israéliens ont découverte il y a un peu plus d'un an, lorsque cette jeune femme de 29 ans a été décrétée "danger pour l'Etat" .

L'image “http://medias.lemonde.fr/mmpub/edt/ill/2005/09/23/h_3_ill_692350_05092413_talifahima+x1p1_ori.jpg” ne peut être affichée, car elle contient des erreurs.Incarcérée le 10 août 2004, Tali a passé sept mois dans le plus total isolement, en détention administrative. Cette procédure d'exception, héritée du mandat britannique sur la Palestine avant 1948, permet d'emprisonner des années et sans procès toute personne supposée représenter un danger pour la sécurité nationale. Des milliers de Palestiniens et quelques activistes israéliens d'extrême droite ont connu et connaissent l'arbitraire du procédé. Mais c'est la première fois qu'une femme juive en est victime. Aujourd'hui en détention préventive – ­ depuis cinq mois –, Tali attend maintenant la suite de son procès, ouvert en juillet à Tel-Aviv. Les prochaines audiences ­ – à huis clos, comme les précédentes ­ – sont prévues fin octobre. Quelle qu'en soit l'issue, le cas Fahima n'a pas fini de soulever des interrogations sur l'état d'esprit actuel de la société israélienne.

A première vue, les faits reprochés à la jeune femme sont graves. Elle est accusée d'avoir participé à la préparation d'attentats, d'avoir "prêté assistance à l'ennemi en temps de guerre" et d'avoir illégalement porté une arme. L'intéressée récuse catégoriquement chacune des charges. Elle admet seulement s'être rendue plusieurs fois à Jénine, en Cisjordanie occupée, entre septembre 2003 et août 2004. Son intention, jure-t-elle, était de venir en aide aux enfants du camp de réfugiés local, particulièrement éprouvé durant ces années d'Intifada. Une démarche rare, totalement incompréhensible pour l'immense majorité de la société israélienne. Pour les institutions militaires et sécuritaires, c'est une trahison. Car, inconscience ou naïveté, Tali Fahima n'a pas fait les choses à moitié.

Sachant que son projet "humanitaire" était voué à l'échec sans le feu vert et le soutien des activistes palestiniens – ­ les véritables maîtres du camp ­–, elle s'est adressée au premier d'entre eux, un nommé Zacharia Zubeidi. Chef local des Brigades des martyrs d'Al-Aqsa, un groupuscule armé qui a revendiqué plusieurs attentats-suicides en Israël, le jeune Zubeidi était présenté comme l'un des "terroristes" les plus recherchés par Israël. Juliano Mer Khamis, un cinéaste israélien engagé, connaît le Palestinien de longue date. Dans les années 1990, sa propre mère, Arna Mer Khamis, avait fondé un théâtre pour enfants à Jénine, et Zacharia Zubeidi, alors adolescent, avait participé au projet. Juliano avait tiré de cette expérience un poignant documentaire en 2003.

"Zacharia m'a demandé ce que je pensais de cette dénommée Tali , se souvient le cinéaste. Je lui ai dit qu'elle avait les mêmes intentions que ma mère , mais je lui ai recommandé d'être prudent." Après tout, inconnue des mouvements de gauche et pacifistes israéliens, Tali, l'oiseau solitaire, pouvait très bien être télécommandée par le Shin Beth, le puissant service israélien de la sécurité intérieure.

En quelques visites à Jénine, la jeune femme gagne la confiance des Palestiniens. Elle s'efforce de lever des fonds pour acheter livres et ordinateurs pour les enfants réfugiés. "Elle était pleine de bonnes intentions" , assure Joseph Algazy, un ancien journaliste qui, à l'instar d'une partie de l'extrême gauche israélienne, soutient Tali face aux autorités. "En 2003, une équipe de la télévision israélienne l'a même suivie à Jénine, souligne-t-il. Vous pensez qu'elle aura it médiatisé ses petites affai res si tout cela n'avait pas été "kasher" ?" Dans le reportage en question, Tali, tout sourire, arpente les rues du camp au côté de Zacharia, lourdement armé, comme à son habitude. Image forte, image insoutenable pour une opinion publique meurtrie et révoltée par les attentats. D'autant que la jeune Israélienne ne s'en tient pas là ! Quelque temps après, alors que les lieutenants de l'activiste palestinien sont éliminés les uns après les autres par l'armée, elle se déclare prête à lui servir de "bouclier humain".

Romantisme ou provocation ? Ce comportement met définitivement Tali Fahima en marge de la société dont elle est issue.

"Tu as parlé avec des Arabes, ta place est en prison, telle est la sentence d'Israël" , résume Sarah Lakhyani, sa mère. Un an que cette petite dame vive clame l'innocence de sa fille. "Après son arrestation, le Shin Beth l'a présentée de la manière la plus laide qui soit." Ancienne ouvrière textile, au chômage depuis des mois, Sarah s'énerve : "Ils ont laissé entendre qu'elle avait une histoire d'amour avec un Palestinien, et même qu'elle était enceinte de lui. Comme si cela ne suffisait pas, ils ont choisi 'le pire', ce Zacharia Zubeidi. Mais à Jénine, tout le monde le sait, elle passait son temps avec les femmes et les enfants !"

Juliano Mer Khamis, le cinéaste engagé, est tout aussi révolté. "On aura tout entendu sur Tali, elle a été démonisée, accusée d'avoir trahi 'la tribu' [le peuple juif], d'être une pute pour Arabes. A son époque, ma mère aussi a été insultée sur ce mode-là." Pour Joseph Algazy, "le fait que Tali soit une femme, séfarade, d'origine modeste et, par tradition familiale, marquée à droite a certainement aggravé son cas". A mille lieues des groupes gauchistes bien connus des "services", Tali a effectivement engagé un combat solitaire, atypique, propre à affoler les services de renseignement. "Si elle l'a fait, pourquoi des milliers de gens ne décideraient pas, demain, d'aller voir de près la réalité de l'occupation dans les territoires ? ", interroge Lin Chalozin-Dovrat, responsable d'une organisation pacifiste qui soutient Tali. "Pour éviter cela, la justice va faire un exemple. L'Etat est toujours prêt à accepter quelques manifestations propalestiniennes pour montrer combien il est démocratique. Mais, en dialoguant avec un 'terroriste', Tali a franchi une ligne rouge." Juliano estime même que la jeune femme "est devenue le cauchemar du régime sioniste" . La mère est d'accord : " Tali n'a jamais eu peur de personne. C'est l'Etat qui a peur d'elle aujourd'hui."

Stéphanie Le Bars, "Le Monde", 24 septembre 2005