L'image est toujours la
même : encadrée par des policiers, une jeune
femme pâle, les cheveux noirs sévèrement
tirés sur la nuque, ébauche un
sourire dans une salle de tribunal. Le regard est assuré, la
silhouette
fine, presque frêle, juvénile. De son passé de
secrétaire dans un
cabinet d'avocats, Tali Fahima a gardé le maintien strict et les
lunettes à montures noire qui durcissent son visage anguleux.
C'est
cette image que les Israéliens ont découverte il y a un
peu plus d'un
an, lorsque cette jeune femme de 29 ans a été
décrétée "danger pour l'Etat" .
Incarcérée le 10 août 2004, Tali a passé sept mois dans le plus total isolement, en détention administrative. Cette procédure d'exception, héritée du mandat britannique sur la Palestine avant 1948, permet d'emprisonner des années et sans procès toute personne supposée représenter un danger pour la sécurité nationale. Des milliers de Palestiniens et quelques activistes israéliens d'extrême droite ont connu et connaissent l'arbitraire du procédé. Mais c'est la première fois qu'une femme juive en est victime. Aujourd'hui en détention préventive – depuis cinq mois –, Tali attend maintenant la suite de son procès, ouvert en juillet à Tel-Aviv. Les prochaines audiences – à huis clos, comme les précédentes – sont prévues fin octobre. Quelle qu'en soit l'issue, le cas Fahima n'a pas fini de soulever des interrogations sur l'état d'esprit actuel de la société israélienne. A première vue, les faits reprochés à la jeune femme sont graves. Elle est accusée d'avoir participé à la préparation d'attentats, d'avoir "prêté assistance à l'ennemi en temps de guerre" et d'avoir illégalement porté une arme. L'intéressée récuse catégoriquement chacune des charges. Elle admet seulement s'être rendue plusieurs fois à Jénine, en Cisjordanie occupée, entre septembre 2003 et août 2004. Son intention, jure-t-elle, était de venir en aide aux enfants du camp de réfugiés local, particulièrement éprouvé durant ces années d'Intifada. Une démarche rare, totalement incompréhensible pour l'immense majorité de la société israélienne. Pour les institutions militaires et sécuritaires, c'est une trahison. Car, inconscience ou naïveté, Tali Fahima n'a pas fait les choses à moitié. Sachant que son projet "humanitaire" était voué à l'échec sans le feu vert et le soutien des activistes palestiniens – les véritables maîtres du camp –, elle s'est adressée au premier d'entre eux, un nommé Zacharia Zubeidi. Chef local des Brigades des martyrs d'Al-Aqsa, un groupuscule armé qui a revendiqué plusieurs attentats-suicides en Israël, le jeune Zubeidi était présenté comme l'un des "terroristes" les plus recherchés par Israël. Juliano Mer Khamis, un cinéaste israélien engagé, connaît le Palestinien de longue date. Dans les années 1990, sa propre mère, Arna Mer Khamis, avait fondé un théâtre pour enfants à Jénine, et Zacharia Zubeidi, alors adolescent, avait participé au projet. Juliano avait tiré de cette expérience un poignant documentaire en 2003. "Zacharia m'a demandé ce que je pensais de cette dénommée Tali , se souvient le cinéaste. Je lui ai dit qu'elle avait les mêmes intentions que ma mère , mais je lui ai recommandé d'être prudent." Après tout, inconnue des mouvements de gauche et pacifistes israéliens, Tali, l'oiseau solitaire, pouvait très bien être télécommandée par le Shin Beth, le puissant service israélien de la sécurité intérieure. En
quelques visites à Jénine, la jeune femme gagne la
confiance des
Palestiniens. Elle s'efforce de lever des fonds pour acheter livres et
ordinateurs pour les enfants réfugiés. "Elle
était pleine de bonnes intentions"
, assure Joseph Algazy, un ancien journaliste qui, à l'instar
d'une
partie de l'extrême gauche israélienne, soutient Tali face
aux
autorités. "En 2003, une équipe de la
télévision israélienne l'a même suivie
à Jénine, souligne-t-il. Vous pensez qu'elle
aura it médiatisé ses petites affai res
si tout cela n'avait pas été "kasher" ?"
Dans le reportage en question, Tali, tout sourire, arpente les rues du
camp au côté de Zacharia, lourdement armé, comme
à son habitude. Image
forte, image insoutenable pour une opinion publique meurtrie et
révoltée par les attentats. D'autant que la jeune
Israélienne ne s'en
tient pas là ! Quelque temps après, alors que les
lieutenants de
l'activiste palestinien sont éliminés les uns
après les autres par
l'armée, elle se déclare prête à lui servir
de "bouclier humain".
Romantisme ou provocation ? Ce comportement met définitivement Tali Fahima en marge de la société dont elle est issue. "Tu as parlé avec des
Arabes, ta place est en prison, telle est la sentence d'Israël"
, résume Sarah Lakhyani, sa mère. Un an que cette petite
dame vive clame l'innocence de sa fille. "Après son
arrestation, le Shin Beth l'a présentée de la
manière la plus laide qui soit." Ancienne ouvrière
textile, au chômage depuis des mois, Sarah s'énerve : "Ils
ont laissé entendre qu'elle avait une histoire d'amour avec un
Palestinien, et même qu'elle était enceinte de lui. Comme
si cela ne
suffisait pas, ils ont choisi 'le pire', ce Zacharia Zubeidi. Mais
à
Jénine, tout le monde le sait, elle passait son temps avec les
femmes
et les enfants !"
Juliano Mer Khamis, le
cinéaste engagé, est tout aussi révolté.
"On aura tout entendu sur Tali, elle a été
démonisée, accusée d'avoir trahi 'la tribu'
[le peuple juif], d'être une pute pour Arabes. A son
époque, ma mère aussi a été insultée
sur ce mode-là." Pour Joseph Algazy, "le
fait que Tali soit une femme, séfarade, d'origine modeste et,
par
tradition familiale, marquée à droite a certainement
aggravé son cas".
A mille lieues des groupes gauchistes bien connus des "services", Tali
a effectivement engagé un combat solitaire, atypique, propre
à affoler
les services de renseignement. "Si elle l'a fait, pourquoi des
milliers de gens ne décideraient pas, demain,
d'aller voir de près la réalité de l'occupation
dans les territoires ? ", interroge Lin Chalozin-Dovrat,
responsable d'une organisation pacifiste qui soutient Tali. "Pour
éviter cela, la justice va faire un exemple. L'Etat est toujours
prêt à
accepter quelques manifestations propalestiniennes pour montrer combien
il est démocratique. Mais, en dialoguant avec un 'terroriste',
Tali a
franchi une ligne rouge." Juliano estime même que la jeune
femme "est devenue le cauchemar du régime sioniste" . La
mère est d'accord : " Tali n'a jamais eu peur de
personne. C'est l'Etat qui a peur d'elle aujourd'hui."
Stéphanie Le Bars, "Le Monde", 24 septembre 2005
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