Armé d’une badine, le professeur de biologie hurle ses appels au calme, essaie désespérément de faire refluer ses dizaines d’élèves surexcités dans le hall de l’établissement. En vain. Les garçons, âgés de 11 à 18 ans, s’avancent par vagues et lancent des volées de pierres sur la Jeep militaire israélienne garée le long du mur du lycée. Les soldats filment les élèves, les mettent en joue, puis reculent avant de s’engouffrer dans leur véhicule, qui démarre en trombe sous une dernière salve de cailloux. Ce matin-là, les échauffourées s’achèveront sans tirs de grenades lacrymogènes. Echaudés, beaucoup d’élèves avaient pourtant pris soin de se munir d’un oignon. L’inhaler est censé réduire l’irritation due aux gaz. Chaque jour ou presque depuis un mois et demi, à l’heure de la récréation, c’est la même tension qui s’empare du lycée d’Anata, une petite ville désordonnée édifiée dans le prolongement de la partie orientale arabe de Jérusalem. Motif ? Au matin du 1er octobre, les 750 élèves et les 33 enseignants de l’établissement ont découvert en arrivant qu’un mur de 8 mètres de haut avait été construit au beau milieu de leur terrain de volley-ball. Depuis, la vie du lycée est confinée sur 400 mètres carrés, maigre territoire pour canaliser l’énergie de tant d’adolescents. Mais la politique sécuritaire d’Israël ne transige pas. A Anata, comme sur toute la lisière orientale de la Ville sainte, les Israéliens construisent ce qu’ils appellent "l’enveloppe de Jérusalem", avatar urbain de la "barrière de sécurité" érigée en Cisjordanie, "en réponse aux attentats palestiniens". Mais, à Jérusalem, le tracé de la clôture - un mur de béton haut de 8 mètres qui court sur plusieurs dizaines de kilomètres - emprunte une route discutable. Au fil des décennies, pour des raisons éminemment politiques, Israël a redessiné les frontières du Grand Jérusalem, dont la partie orientale, et bien au-delà à l’est, a été annexée après la conquête militaire de 1967. Peuplée de 17 000 habitants, essentiellement des Palestiniens employés à Jérusalem-Est, Anata, selon ce découpage, appartient à la Cisjordanie. En dépit des liens familiaux, administratifs, religieux ou commerciaux qui la reliaient naturellement aux quartiers arabes de Jérusalem, la ville est aujourd’hui coupée, physiquement, de la "Cité sainte". Par malchance, le lycée dirigé par Youssef Elayan se trouve sur la "frontière municipale". "Construire le mur précisément ici n’a rien de sécuritaire, explique le proviseur. Le but des Israéliens est de protéger les colonies (notamment l’important quartier de colonisation de Pisgat Zeev, qui fait face au lycée) et de couper la Cisjordanie de Jérusalem, notre future capitale." Ici, comme en de nombreux endroits de la clôture, le tracé retenu semble lui donner raison. Frôlant les maisons palestiniennes et, de manière caricaturale, le lycée, l’ouvrage laisse, côté israélien annexé, plusieurs hectares de terres inhabitées au pied de Pisgat Zeev. A quelques kilomètres au sud, la première portion de "l’enveloppe de Jérusalem", sortie de terre fin 2002, se fraye aussi un chemin entre les habitations et empoisonne depuis trois ans la vie des habitants d’Abou Dis. Au pied du mur, la maison de retraite Notre-Dame des douleurs résiste tant bien que mal à cet étonnant cloisonnement qui sépare des Palestiniens d’autres Palestiniens, des parents de leurs enfants, des salariés de leur lieu de travail, des étudiants de leur université. "La plupart de nos 18 pensionnaires originaires de Cisjordanie ne reçoivent plus de visites, déplore l’une des religieuses de cette institution catholique. Leurs enfants ne parviennent pas à obtenir les permis pour traverser le mur." Circulant entre des rangées de fauteuils roulants alignés face à un téléviseur, la jeune femme égrène les drames personnels qui se sont noués au fil des mois. "A une époque, on accueillait une femme qui suivait une dialyse en Cisjordanie. Ses déplacements sont devenus trop compliqués, on a dû renoncer à la garder. Une autre possédait une maison juste de l’autre côté du mur et s’y rendait tous les jours. Elle a dû faire une croix dessus." La vieille dame reste désormais cloîtrée entre les murs de l’institution. Les quinze employés résidant en Cisjordanie n’ont pas encore renoncé à venir travailler. Mais leurs trajets matinaux restent soumis au bon vouloir des soldats. L’une a choisi de vivre sur place et ne rentre plus chez elle qu’une fois par mois. Munis ou non de permis, les employés doivent parfois attendre des heures avant d’être autorisés à passer. Ou alors, il faut emprunter des chemins de traverse. Car, à Abou Dis, contrairement à ce que pense l’opinion publique israélienne, convaincue de son efficacité contre les terroristes, le mur recèle encore quelques brèches. Majoritairement favorables à une séparation physique d’avec les Palestiniens, les Israéliens, meurtris par les attentats, ont accueilli avec soulagement la décision d’Ariel Sharon de mettre en œuvre ce chantier pharaonique. Conçu à l’origine par la gauche israélienne, qui entendait tracer une frontière sur la "ligne verte" proprement dite qui séparait jusqu’en 1949 Israël de la Cisjordanie, le projet a été dénaturé par la droite. Sous la pression des colons, M. Sharon a opté pour une clôture sinueuse de 620 kilomètres - le double de la "ligne verte" -, de façon à intégrer, côté israélien, le maximum de colonies juives. Au bout de trois ans de travaux, 190 kilomètres sont sortis de terre. Ils rendent la vie infernale à des dizaines de milliers de Palestiniens, mais n’isolent toujours pas Israël des territoires occupés. En surplomb de ce qui, il y a encore trois ans, constituait la rue principale reliant Abou Dis à Jérusalem, une porte bricolée dans le mur est gardée par les soldats. Mais, 200 mètres plus haut, le mur, qui serpente au milieu de propriétés privées, n’est plus parfaitement étanche. Le passage n’est certes pas aisé, il faut enjamber des barbelés, escalader un muret puis s’assurer qu’aucune patrouille ne guette, mais il fait le bonheur des valides. Déstabilisés par ces difficultés, les responsables de Notre-Dame des douleurs ont décidé, il y a trois mois, de refuser les candidats cisjordaniens. Un comble pour la religieuse, qui rappelle que la mission de sa maison est justement d’accueillir "les plus pauvres, lesquels sont en Cisjordanie puisque le statut de résident à Jérusalem confère encore une certaine protection". La construction de la barrière de séparation établit entre Palestiniens une bien cruelle hiérarchie. Annexion de Jérusalem oblige, les résidents arabes de la partie est de la ville bénéficient de l’assurance sociale israélienne et d’une liberté de déplacements interdite à leurs concitoyens et parents de Cisjordanie. Pour conserver ces privilèges, beaucoup sont prêts à tous les sacrifices, y compris à renoncer à leurs propriétés en Cisjordanie. Comme Nazeeh, père de six enfants qui s’entassent avec leurs parents dans 60 mètres carrés à Jérusalem-Est, alors que la maison familiale d’Anata demeure inhabitée. "Si les Israéliens peuvent prouver que je vis en Cisjordanie, ils me retirent ma carte de Jérusalem et je reste bloqué de l’autre côté", se désole-t-il. Faute de trouver à se loger décemment dans la partie orientale de la Ville sainte, 60 000 Palestiniens, détenteurs de la fameuse carte de résident à Jérusalem, vivaient naguère tout près, mais en Cisjordanie. Craignant d’être expulsés, ils ont commencé une lente migration au coeur de Jérusalem-Est, augmentant ainsi le nombre de Palestiniens présents dans la partie annexée de la capitale. Précisément ce que l’Etat juif voulait éviter. Dans les campagnes de Cisjordanie, la construction de la muraille a aussi des incidences sur le droit de propriété. Surtout, les tranchées ouvertes par l’immense chantier dévastent des milliers d’hectares de terres agricoles. A Biddo, dans le district de Ramallah, les cinq frères Ayach ont définitivement perdu leurs 6 hectares d’oliviers. Les travaux nécessaires à la construction de la clôture et de son no man’s land ont ravagé leurs terres expropriées. A quelques dizaines de mètres de la maison familiale, deux soldats surveillent la fin des travaux. Ahmad, l’aîné, préfère ne pas s’attarder. A Biddo, durant les manifestations "anti-mur" qui ont jalonné les premiers mois du chantier, trois personnes ont été tuées par les soldats. Un appel en justice a permis de sauver quelques dizaines d’hectares, les villageois ayant obtenu que le tracé passe à 1 kilomètre de la localité. Pour Khalid, le frère d’Ahmad, cette victoire est dérisoire. "Le mur nous renvoie au Moyen Age. Il est impossible de trouver du travail en Cisjordanie", assure ce jeune homme qui, avant l’Intifada, débitait des poulets sur le grand marché israélien de Jérusalem. "Quand les enfants sont malades, nous leur donnons des infusions de plantes, car les médicaments coûtent trop cher. En tant que réfugiés (de 1948), nous avons le droit de nous faire soigner gratuitement dans l’un des grands hôpitaux de Jérusalem-Est. Mais, à présent, on ne peut plus y accéder. On doit aller à Ramallah et payer." Personne ne comprend cette "punition collective" infligée par Israël. "La Palestine est devenue le cimetière des vivants", assure Walid, le cadet des frères. Désespéré, son bébé sur les genoux, il "regrette de ne pas être mort en martyr" durant les manifestations. Plus au nord, dans la région de Qalqiliya, la détresse d’Ahmad Abdallah Aïssa fait peine à voir. Il n’y a pas si longtemps, cinq minutes suffisaient à cet agriculteur pour dévaler la colline où il a construit sa maison et accéder à ses champs d’oliviers. Depuis plusieurs mois, une route, protégée par un grillage électronique, balafre le paysage à 30 mètres de son habitation et lui interdit l’entrée sur ses terres. "Il me faut deux heures pour y aller. Et encore, je dois obtenir un permis des Israéliens", se plaint l’imposant quinquagénaire, qui est à la tête d’une famille de dix-sept personnes. Comme un bon millier de ses voisins, Ahmad est englué dans une situation kafkaïenne due à la clôture. A cet endroit, cinq hameaux sont coincés entre la "ligne verte" et les barbelés du mur. Frappés de l’interdiction d’entrer en Israël depuis le début de l’Intifada, les villageois ne peuvent pas non plus se rendre librement en Cisjordanie. Depuis des mois, ils sont coincés dans une zone fermée de quelques dizaines de kilomètres carrés, dont ils ne peuvent sortir qu’avec un permis israélien ou en prenant le risque de passer illégalement par le territoire israélien. Pour le moindre déplacement, ils sont dépendants des heures d’ouverture des portails contrôlés par l’armée. "Les Israéliens voulaient nous forcer à quitter les lieux", juge Rafik Marabeh, l’un des responsables du Comité de lutte contre le mur pour le district de Qalqiliya. "Dans certains hameaux, le transfert a marché : plus de la moitié des gens sont partis. Moi-même j’ai quitté Ras-at-Tira pour vivre à Qalqiliya, où je travaille. Certains matins, j’attendais deux heures au portail, sans raison." Mais les habitants de ces minuscules villages n’ont pas baissé les bras. Soutenus par l’Association israélienne de défense des droits civils (ACRI), ils ont porté leur cas devant la Cour suprême, qui, le 15 septembre, a exigé de l’armée qu’elle détruise plusieurs kilomètres de l’ouvrage et propose un tracé alternatif. "D’un
point de vue pratique, c’est une victoire,
reconnaît M. Marabeh. Nous allons pouvoir de nouveau
accéder à nos
terres. Mais, sur le plan politique, c’est une défaite, car la
Cour
suprême a aussi reconnu aux Israéliens le droit de
construire leur mur
en territoire palestinien pour protéger leurs colonies." Dans cette partie de la Cisjordanie, les méandres de la "barrière", qui s’enfoncent de plusieurs kilomètres en territoire palestinien occupé, épousent en effet les besoins des colons et témoignent de la politique israélienne de confiscation des terres, notamment dénoncée dans un récent rapport de l’organisation israélienne B’Tselem. Pourtant, en dépit des condamnations internationales, le chantier avance. Les paysages bibliques de Cisjordanie en seront à jamais défigurés. Stéphanie Le Bars, Le Monde du 25 Novembre 2005 |