A Gaza, les
fonctionnaires, payés grâce aux aides
européennes désormais suspendues, rejoignent la cohorte
des Palestiniens
pauvres. Regards vides
et ventres creux, les policiers tuent le temps et trompent la faim
à grandes
lampées de thé noir. Les patrouilles ont
été annulées. Il n'y a plus d'essence
dans les véhicules. Les enquêtes sont suspendues depuis
plusieurs semaines. Une
bonne partie des effectifs n'a pas même de quoi se payer le
transport pour
rejoindre son poste. Et les chefs de services ne se sentent pas de
rabrouer
leurs hommes. L'Autorité palestinienne n'a pas versé de
salaire à ses troupes
depuis maintenant plus d'un mois et ne sait toujours pas quand elle
pourra
régler les soldes. La suspension de l'aide européenne
directe aux territoires
occupés a plongé le nouveau gouvernement dirigé
par les islamistes du Hamas
dans la faillite et toute la population dans un extrême
dénuement. «Un signe
ne trompe pas, observe le colonel Farid Ibrahim, directeur de
cabinet du
commandant de la police, de nombreux policiers cassent leur
cigarette en
deux avant de la fumer. Ils sont totalement obnubilés par leurs
problèmes
financiers et sont incapables de travailler. Les absences se
multiplient. Ceux
qui se présentent à l'appel sont dans un état
d'apathie absolue. Tout ce qui
leur reste d'énergie se concentre sur la recherche d'un
pécule pour nourrir les
familles.» «Je
n'ai plus les moyens de faire crédit» Assis
sur des cageots à l'ombre d'un muret, les factionnaires du
commissariat central
de Gaza, moral en berne, meublent leurs journées par
d'interminables palabres. «Je
n'ai pas touché mon salaire de mars et nous sommes bientôt
fin avril,
grogne Mahmoud. Nous avions perçu celui de février en
retard, sans les
primes. Notre situation devient très difficile. J'ai une ardoise
de 400 shekels
(70 euros) chez l'épicier qui refuse
désormais de me faire crédit car
personne ne sait quand nous allons toucher nos salaires. Mais je suis
marié et
je dois nourrir une famille de douze personnes car j'ai deux
frères qui sont
ouvriers. Avant ils gagnaient entre 30 et 40 shekels par jour (5
à 7 euros),
mais ils ne peuvent plus aller travailler en Israël. Depuis la
fermeture de
Karni (unique point de passage pour les marchandises de la bande
de Gaza,
ndlr), ils ne trouvent plus de travail à Gaza. Les chantiers
du bâtiment
sont arrêtés car les matières premières ne
rentrent plus. Les exploitations
agricoles n'embauchent plus, les légumes et les fruits
pourrissent à la
frontière israélienne. Nous ne pouvons plus
exporter». Avec une paye de 1
700 shekels (300 euros) Nizar, jeune célibataire, tout juste
fiancé, doit
subvenir aux besoins de neuf personnes. «Je suis responsable
de mes parents
et je dois payer les études de mon petit frère. Je dois
rembourser un prêt à la
banque, soit 450 shekels (80 euros), chaque mois et effacer mon
ardoise
chez l'épicier. Après tout ça, je ne peux
même pas trouver 100 shekels (20
euros) pour moi.» Mohamed
Ghaïnem subit de plein fouet les conséquences indirectes de
cette crise. Sa
gargote, Thaïlandi, sert les chawarma les plus
réputés de Gaza. Et les
policiers en patrouille, friands de ces sandwichs orientaux à la
viande rôtie,
formaient le gros bataillon de sa clientèle. «Mon
chiffre d'affaires a chuté
de 70 %, constate le restaurateur, et je dois avoir pour 2 000
shekels (360
euros) d'ardoises impayées. En fait, je n'ouvre que pour
couvrir les
dépenses et ne fais plus aucun bénéfice. Je n'ai
pu garder que cinq employés
sur quatorze, car je n'ai plus les moyens de les payer.» Dans
l'échoppe
d'Abou Saïd, proche du commissariat de Rimal, des rayons vides
n'offrent que
l'essentiel. Et il faut régler comptant. «Je n'ai plus
les moyens de faire
crédit. Les factures s'accumulent. On m'a coupé le
téléphone. Bien que je sois
propriétaire de magasin, je dois demander de l'aide alimentaire
aux
associations humanitaires.» Les
risques d'une explosion sociale Les
banques elles-mêmes sont menacées. La dette cumulée
de l'Autorité palestinienne
et de ses fonctionnaires atteint le milliard d'euro, soit deux fois le
montant
des réserves. «Je pense que l'effondrement de
l'ensemble du système
économique est une affaire de semaines, estime cet expert
d'une très
importante institution internationale, si les gens arrêtent
de rembourser
leurs emprunts aux banques, l'économie des territoires
occupés sera détruite en
quelques jours.» Et ce spécialiste en finances
publiques estime «que
l'idée de poursuivre l'aide aux Palestiniens à travers
les organisations
humanitaires relève de l'utopie et de la propagande. C'est une
idée
techniquement irréaliste et politiquement inacceptable. Car la
raison profonde
de cette crise se trouve dans la décision des pays donateurs de
couper leur
aide pour forcer le Hamas à reconnaître Israël sans
contreparties politiques». Sur
le terrain, les acteurs impliqués dans les tentatives de
reconstruction des
territoires occupés tirent tous la sonnette d'alarme sur les
risques
d'explosion sociale que fait courir cette stratégie
d'étranglement, avec ses
conséquences en termes de sécurité
régionale. Dans une étude publiée mercredi,
le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l'ONU craint que
le taux
de chômage n'atteigne rapidement les 45 % en Cisjordanie et les
60 % à Gaza.
L'étude montre que la fonction publique palestinienne emploie
152 000
fonctionnaires qui font vivre directement 942 000 personnes. La
suspension de
leurs salaires ferait monter le taux de pauvreté à 67 %
en 2006 et 74 % en
2008. Des chiffres similaires ont été publiés par
la Banque mondiale, le mois
dernier. Fronde
des humanitaires Médecins
du Monde prédit «un effondrement du système de
santé» puisque le
fonctionnement des hôpitaux et dispensaires dépend
entièrement du budget du
ministère de la Santé. «Après la
suspension des aides financières, promesse
a été faite de continuer à redistribuer une partie
de ces fonds aux Nations
unies et à d'autres organismes de secours internationaux, afin
que ces derniers
pallient les conséquences humaines et sociales de cette sanction,
relève
pour sa part Médecins sans Frontières. Cette
proposition est inadmissible.
Si la décision de suspendre l'aide appartient aux Etats, les
acteurs
humanitaires ne sauraient être les auxiliaires sociaux d'une
mesure de
rétorsion qui affecte l'ensemble de la population.» Libération, 25
avril 2006 |