La marée
humaine arborant les drapeaux
verts du Hamas, qui a envahi les rues de Ghaza, avant même que la
commission électorale n’ait annoncé les résultats
officiels du vote, se
voulait le prélude d’une nouvelle ère pour les
Palestiniens. Contraints
à une occupation asphyxiante, endurant une crise
économique sérieuse,
les Palestiniens ont voulu punir le mouvement de Yasser Arafat qui a
trahi leurs espérances.
Au
lendemain du scrutin, les Palestiniens
qui ne voulaient pas envisager l’hypothèse d’une victoire du
Hamas aux
premières élections palestiniennes véritablement
démocratiques ont dû
déchanter et se résoudre à parler au passé
du Fatah, mouvement
révolutionnaire historique qui a toujours veillé à
la cohésion de la
société palestinienne unie dans sa quête de
repousser l’occupation de
ses terres et de fonder un Etat souverain. Fatah, après dix ans
d’un
règne sans partage sur les affaires des Palestiniens, s’est vu
retirer
la confiance et le soutien de ses adeptes, lassés de tant de
corruption
et de mauvaise gestion de l’économie des territoires
palestiniens. Car
les Palestiniens, connus pour être les plus laïcs des Arabes
du
Moyen-Orient, n’ont pas accordé leur voix au Hamas, parce qu’ils
seraient, comme l’affirment, aujourd’hui, certains analystes
occidentaux avec une inouïe superficialité, tombés
victimes du
fanatisme et de l’extrémisme. « Le Hamas n’est pas
sans ignorer que
personne ne pourra obliger les Palestiniens à changer leur mode
de vie.
Ses politiciens sont attendus au tournant. Les gens se fichent de leur
discours religieux, ce sont leurs faits concrets qu’on attend de
voir », nous explique Hassan, un intellectuel de gauche et
militant
dans les rangs du Fatah. Déçu, préoccupé
par l’avenir, ce laïc qui a
étudié en Europe a rejoint ses amis dans un restaurant du
centre de
Ghaza. Le cœur n’est pas à déguster la maklouba et la
kefta qui restent
intactes dans les plats et quand un grand groupe d’électeurs du
Hamas,
portant la casquette et l’écharpe vertes caractéristiques
du mouvement
islamiste, fait irruption dans le lieu tout en occupant un long banc et
se laissant aller à leur humeur de fêtards, Hassen demande
un thé à la
menthe faute d’autre chose, nous confie-t-il. A Ghaza, fief du Hamas,
il y a longtemps que les boissons alcoolisées ont
été interdites.
« Pour pouvoir consommer de l’alcool, on allait à
Ramallah, mais je
crains que là-bas aussi l’eau plate deviendra notre lot
quotidien »,
laisse tomber à voix basse Khaled, le serveur. Un autre
compagnon de
désillusion de Hassan se voit accueillir, à son
arrivée au restaurant,
par cette expression ironique : « Que la paix soit sur
toi, frère en
Islam. » Mais lui non plus ne semble pas d’humeur à
rire. Il nous
affirme que les Palestiniens font bien d’accepter l’issue
« désastreuse » du vote. « On
ne pouvait pas faire comme vous avez fait
avec le FIS. Et puis, nos islamistes sont différents des
vôtres »,
ajoute-t-il. Dehors, les cortèges de voitures transportant des
sympathisants du Hamas, déferlent dans les rues, jusqu’au niveau
de la
principale avenue baptisée depuis peu Yasser Arafat, lequel
leader doit
se retourner dans sa tombe. A l’hôtel Al Deïra, conçu
par un
architecte, marié à une Algérienne, qui a voulu
reproduire le style
d’une fameuse infrastructure hôtelière algérienne,
des familles, les
femmes rigoureusement voilées, fument le narguilé. Les
nuages de fumée
qui flottent dans la salle ajoutent à l’amertume des uns et
à
l’euphorie des autres. Marouane, 28 ans, le serveur chargé de
remplacer
les morceaux de charbon consumés des narguilés, se laisse
aller à un
commentaire réaliste. « Bien sûr j’ai
voté Fatah. Mais je dois dire que
Hamas n’a pas gagné grâce à ses exploits, mais
plutôt parce que la
majorité des Palestiniens a voulu sanctionner les dirigeants du
Fatah
pour leur népotisme et irresponsabilité. » Au
fond du restaurant, des
enfants jouent insouciants de l’atmosphère grave qui les
entoure.
« Mais je suis sûr qu’avant que ces gosses n’aient
l’âge de voter,
Fatah renaîtra de ses cendres. Car ce vote est une gifle
salvatrice
pour nous », ajoute Marouane en fin analyste.
Meriem, la « Khansa palestinienne »La
journée du
mercredi 25 janvier 2006 restera inscrite dans la mémoire des
Palestiniens, car c’est une véritable étape de leur jeune
démocratie
qui prend fin. Ce matin déjà le propriétaire d’une
grande agence
d’information nous expliquait pourquoi ses concitoyens, des deux camps,
ne feront rien qui puisse faire basculer leur pays dans le chaos et
l’instabilité. Et lorsque son téléphone a
sonné, faisant entendre un
drôle de refrain, une chanson religieuse qui glorifie le nom du
Prophète Mohamed, composée avec une musique moderne
très rythmée, il
nous raconta, : « C’est le tube du moment. Oumati de
Sami Youssef, un
DJ très demandé pour animer les mariages. Vous voyez que
chez nous,
tout peut coexister. Nos véritables problèmes sont
ailleurs. »
Tous les habitants de Ghaza favorables au Hamas ont afflué vers
le
quartier Assadjiiya, à la périphérie est de Ghaza,
le domicile d’une
femme qui jouit d’un grand respect au sein de sa communauté.
Même les
journalistes font la queue à sa porte. Meriem Farhat vient
d’être élue
sur les listes du « changement et de la
réforme » du Hamas. Cette femme
au foyer siégera au conseil consultatif. D’une voix fluette,
mais qui
semble émaner d’un corps inébranlable, tant son histoire
est
incroyable, elle nous confie qu’elle n’aurait jamais pensé
quitter sa
maison pour faire de la politique. Meriem passe pour être une
mère
courage parmi ses voisins. Sur les murs de sa maison, les noms de ses
trois fils qui ont commis des attentats suicides contre des
Israéliens
sont inscrits en grosses lettres. L’ami palestinien, qui nous l’a
présentée, nous raconte comment depuis la mort de Wissam,
son fils
préféré qu’elle a convaincu à dix-sept ans
de se « sacrifier », en lui
plaçant elle-même la ceinture explosive autour du corps,
elle est
devenue dépressive.
L’un de ses deux autres fils, assis à côté d’elle,
a échappé à une
attaque israélienne. Il porte encore des blessures. Moumen, 28
ans,
regarde sa mère avec tendresse, et nous raconte avoir fait
partie de la
garde rapprochée de cheikh Yassine avant son assassinat par le
Tsahel,
l’armée israélienne. Meriem, fraîchement
élue, nous affirme que son
parti ne négociera jamais avec Israël et que la
résistance armée fera
toujours partie du programme du Hamas. Lorsqu’ on prend congé
d’elle,
celle qu’on nomme la « Khansa palestinienne »,
nous offre des bonbons,
geste qu’elle effectue avec ses hôtes appréciés,
pour célébrer le
« martyre » de ses fils. Sur le seuil de la
porte, elle nous glisse
cette recommandation à voix basse : « Votre tenue est très
pudique.
Mais vous devriez porter le hidjab. » Notre accompagnateur nous
explique que durant sa campagne électorale, Meriem Farhat avait
déclaré
que parmi les premières lois qu’elle proposera en tant que
députée du
Hamas est celle de rendre le port du voile obligatoire pour les femmes,
nos amis laïcs étaient peut-être trop optimistes.
Nacéra
Benali, El Watan, 28 janvier 2006 |